Je suis très heureux, et très honoré d’avoir l’opportunité de m’adresser à un groupe de personnes qui sont véritablement dédiées aux problèmes environnementaux en général et aux problèmes environnementaux du Tibet en particulier. Je tiens à remercier chaleureusement le sénateur Bob Brown.
En fait, les questions écologiques sont quelque chose de nouveau pour moi. Quand nous vivions au Tibet, il nous paraissait évident que l’environnement était pur. Pour nous les Tibétains, si nous croisions un cours d’eau, nous ne nous posions jamais la question de savoir si l’eau était potable ou non. Pourtant, les choses étaient bien différentes en Inde et dans les autres endroits où nous sommes arrivés après l’exil. Par exemple, la Suisse est un pays magnifique et grandiose mais là-bas les gens disent néanmoins : « Ne buvez pas l’eau de cette rivière ! Elle est polluée ! »
Peu à peu, nous, les Tibétains, avons commencé à apprendre et à réaliser que certaines choses étaient polluées et qu’il ne fallait pas s’en servir. En réalité, nombreux furent les Tibétains qui tombèrent malades en buvant de l’eau polluée dans les camps de réfugiés où ils s’étaient établis en Inde. Ainsi, à travers notre propre expérience et grâce aux rencontres avec des scientifiques, nous avons pris conscience des problèmes environnementaux.
Si nous tournons le regard vers notre pays, le Tibet, c’est un grand pays dont la vaste superficie est située en très haute altitude, doté d’un climat froid et sec. Ces conditions ont peut-être contribué à assurer une sorte de protection naturelle à l’environnement de ce haut plateau, lui gardant sa pureté et sa fraîcheur. Il y avait tant d’animaux sauvages, de poissons et d’oiseaux dans les pâturages du nord, les régions montagneuses, les forêts et les vallées où serpentent les rivières. Puisque c’était un pays bouddhiste, il y avait des lois ancestrales qui bannissaient complètement la pratique de la pêche et de la chasse.
Je me souviens à Lhassa quand j’étais jeune, il y avait des Népalais qui pêchaient et chassaient parce qu’ils ne se sentaient pas vraiment concernés par les lois tibétaines. Autrement les animaux étaient vraiment en sécurité à cette époque.
Laissez moi vous raconter une histoire étrange : les fermiers et les constructeurs de routes chinois qui arrivèrent au Tibet après 1959 étaient très friands de viande. Ils chassaient habituellement des oiseaux, comme les canards, affublés d’uniformes militaires chinois ou de vêtements chinois. Ces habits effrayaient les oiseaux et les faisaient s’envoler sur le champ. Finalement, ces chasseurs se virent obligés de porter le costume tibétain. C’est une histoire absolument vraie ! Ce genre de choses était monnaie courante, particulièrement dans les années 70 et 80, quand il y avait encore un grand nombre d’oiseaux.
Récemment, quelques milliers de Tibétains venus d’Inde sont retourné dans leurs régions d’origine au Tibet. À leur retour, ils avaient tous la même histoire à la bouche : ils expliquaient qu’il y a quarante ou cinquante ans, leurs régions natales étaient couvertes d’épaisses forêts, mais maintenant les montagnes à la dense chevelure sylvestre étaient désormais plus chauves qu’un crâne de moine ! C’en est fini des grands arbres. Dans certains cas, même les racines des arbres ont été arrachées et emportées ! Telle est la situation à ce jour. Dans le passé, on pouvait observer de grands troupeaux d’animaux au Tibet, mais il en reste bien peu aujourd’hui. Il y a donc eu des changements considérables.
La déforestation massive au Tibet est une chose bien triste. Ce n’est pas seulement triste pour la région en question, laquelle a perdu sa beauté, mais aussi pour la population locale qui peine maintenant à trouver ne serait-ce que du bois de chauffage. Relativement parlant, ces difficultés sont minimes si l’on adopte un point de vue plus large. En effet, la déforestation entraîne bien d’autres conséquences négatives considérables. Tout d’abord, de nombreuses régions tibétaines sont sèches et se situent en haute altitude, ce qui signifie que la terre requiert plus de temps pour récupérer comparée à des régions situées en basse altitude et jouissant d’un climat humide, et que les répercussions néfastes durent bien plus longtemps.
Ensuite, la plupart des fleuves qui irriguent de vastes territoires en Asie, à travers le Pakistan, l’Inde, la Chine, le Vietnam, le Laos et le Cambodge – ce sont le Fleuve Jaune, le Brahmapoutre, le Yang-Tsé-Kyang, le Salouen et le Mékong – prennent tous leur source au Tibet. Et c’est précisément à l’endroit où ces fleuves prennent leur source que la déforestation massive et les exploitations minières ont lieu. La pollution de ces cours d’eau a des répercussions dévastatrices pour les pays en aval.
Selon les statistiques chinoises, il y aurait 126 minéraux différents au Tibet. Quand les Chinois ont découvert ces ressources minières, ils les ont exploitées de façon intensive sans dispositif de protection environnemental approprié, entraînant la dévastation de l’environnement. Par conséquent, la déforestation et l’exploitation minière provoquent une augmentation des inondations dans les plaines du Tibet.
Selon les experts, la déforestation du plateau tibétain affecte la quantité de réflexion de la neige vers l’espace (les zones forestières absorbent plus de radiations solaires) et cela influe sur la mousson de l’année suivante, pas seulement au Tibet mais aussi dans les régions environnantes. C’est pourquoi il est d’autant plus crucial de préserver l’environnement du Tibet.
Je pense que le changement climatique au Tibet n’affectera pas l’Australie immédiatement. Votre sollicitude pour le Tibet est donc authentiquement altruiste, en revanche les positions de la Chine et de l’Inde ne sont peut-être pas aussi désintéressées car la situation impacte directement leur futur.
L’environnement du Tibet est très délicat et précieux. Malheureusement, comme vous le savez, dans le monde communiste – dans des pays comme l’ancienne Union Soviétique, la Pologne et l’ancienne Allemagne de l’Est – il y eut dans le passé de nombreux problèmes de pollution dus à la négligence, simplement parce que les usines se développaient et que la production s’accroissait sans préoccupation pour les dégâts que cette croissance causait sur l’environnement. La situation est identique en République Populaire de Chine. Dans les années 70 et 80, il n’y avait aucune prise de conscience par rapport à la pollution, tandis que j’ai l’impression que maintenant une certaine conscience écologique se développe. Je pense donc que cette situation a été initialement provoquée par l’ignorance.
Selon certaines sources, il semblerait que pendant la révolution culturelle (1966 – 1976), les temples situés en Chine continentale ont subi moins de destruction que dans d’autres régions. Ce n’est peut-être pas le fait d’une politique gouvernementale mais plutôt celui de la discrimination des autorités locales. Il s’avère donc que les autorités chinoises ont négligé l’environnement dans les zones peuplées par des groupes ethniques.
Permettez-moi de vous relater une autre anecdote qui vient de Dingri, une région située au sud du Tibet. Il y a cinq ans, un Tibétain de là-bas m’a parlé d’une rivière que tous les villageois utilisaient pour leur consommation. Il y avait aussi des Chinois qui vivaient à cet endroit. Les résidents chinois qui appartenaient à l’Armée populaire de libération (APL) furent instruits de ne pas boire l’eau de la rivière, mais les Tibétains n’en furent pas informés et ils ont continué à boire l’eau polluée. Cela indique qu’une forme de négligence est répandue, qui n’est évidemment plus liée à un manque de connaissance mais due à d’autres facteurs. Dans de telles conditions, nous accueillons avec une immense gratitude et beaucoup d’estime l’intérêt que nous portent nos frères et sœurs humains quant à notre malheureux sort, notre malheureux peuple et son environnement, intérêt qui pour nous est d’une importance majeure.
Pour évoquer la question environnementale de façon plus générale, il m’apparaît ’qu'un facteur essentiel pour le futur c’est la population humaine. Regardez l’Inde et la Chine par exemple, elles sont surpeuplées et le niveau de vie y est très bas. Il est très difficile d’éduquer les masses sur le sujet de l’écologie quand leur souci le plus urgent est de survivre.
Considérez par exemple notre deuxième chez-nous situé dans la vallée de Kangra (dans l’état de l’Himachal Pradesh en Inde) : là-bas la survie des villageois indiens locaux repose sur l’abattage des arbres et l’exploitation minière de l’ardoise. Dans la région à l’est de Dharamsala, il y a des carrières d’ardoise importantes. Certains de mes amis indiens m’ont dit que je devrais « me prononcer au sujet des dégâts environnementaux considérables que les carrières provoquent », mais c’est très compliqué parce que le gagne-pain d’au moins plusieurs centaines de familles dépend uniquement de ces activités. À moins de les former à d’autres métiers afin qu’ils puissent gagner leur vie, il est fort difficile d’y mettre un terme. L’explosion démographique est donc en fin de compte un sujet très sérieux. Par conséquent le planning familial est essentiel, particulièrement dans les pays en voie de développement.
En outre, les industries comme celle de la viande, où l’abattage des animaux se fait en masse, ne sont pas seulement cruelles, mais entraînent des répercussions désastreuses sur l’environnement. Certaines industries manufacturières produisent des machines utiles et leur existence est certainement justifiée ; mais celles qui construisent des outils de destruction, comme des machines de guerre, provoquent des dégâts considérables.
En fait, certaines entreprises et certains gouvernements tirent profit de ces activités, mais la nature de leur production est celle de la destruction. Une balle (de fusil), par exemple, est conçue pour tuer quelqu’un, par pour la décoration ! Toutes ces machines de guerre paraissent magnifiques. Quand j’étais petit, ces machines me paraissaient très belles, même les jouets en forme de chars d’assaut ou de mitraillettes me paraissaient fort jolis ; très malin, n’est-ce pas ? Tout le décorum militaire – leurs uniformes, leur discipline – tout paraît si impressionnant et grandiose, mais le but même de toute cette organisation est de tuer. Nous devons donc réfléchir à tous ces aspects si nous nous sentons réellement concernés par l’environnement, pas seulement pour cette génération-ci, mais pour les générations à venir également.
Je suis convaincu que toutes ces choses sont connectées entre elles. Comme je l’ai dit précédemment, il faut encourager le planning familial. Du point de vue bouddhiste, c’est assez simple : chaque vie humaine est très précieuse. De ce point de vue, il vaut mieux éviter les naissances ou les contrôler. Mais au jour d’aujourd’hui, il y a 1,5 milliard de vies précieuses (en Inde)… trop de vies précieuses ! Ce n’est donc pas une ou deux vies précieuses qui sont en jeu mais la survie de l’humanité tout entière. C’est pourquoi, la conclusion à laquelle nous arrivons est que nous devons prendre le planning familial au sérieux si nous voulons sauvegarder la prospérité de l’humanité tout entière – de préférence par des moyens non-violents, sans utiliser l’avortement ou le meurtre –mais avec d’autres moyens. Je dis souvent, en plaisantant à moitié, qu’il faut plus de moines et de moniales ! C’est la méthode la plus efficace et la moins violente/la plus pacifique. Donc, si vous ne pouvez pas prendre les vœux monastiques, alors pratiquez donc d’autres méthodes de contraception non-violentes.
Ensuite vient la question de la réduction des établissements militaires. Aussi, le travail que nous devons faire pour préparer le terrain est la promotion de la non-violence. Mais ce n’est pas suffisant parce que les conflits dans ce monde sont si nombreux. Tant que l’humanité demeurera, il y aura des conflits.
L’une des choses que l’on peut faire pour promouvoir la non-violence et s’opposer aux guerres et à la fabrication d’armes est d’encourager les notions de dialogue, de compromis et l’esprit de réconciliation. Je suis d’avis qu’il faut diffuser ces idées au niveau familial et communautaire. Il est tellement plus pratique de résoudre les querelles par le dialogue que par la confrontation.
En effet, le concept de dialogue doit commencer dès le cercle familial. En tant qu’individus nous devons regarder en nous, examiner, analyser pour ensuite nous efforcer de surmonter les points de vue contradictoires. Nous ne devons pas perdre espoir ou nous décourager face aux conflits exaspérants que nous décelons en nous-mêmes. Tels sont quelques-uns des moyens grâce auxquels nous pouvons ultimement résoudre les questions environnementales.
Finalement, je voudrais partager avec vous le fait que la confiance en soi et l’enthousiasme sont décisifs pour une vie réussie et pour mener à bien toutes les activités que nous entreprenons. Nous devons être déterminés et garder l’optimisme au cœur, ainsi, si nous échouons, nous n’aurons aucun regret. D’un autre côté, le manque de détermination et d’effort suscitera doublement le regret : d’abord, parce que nous aurons failli à nos objectifs et ensuite, parce que nous nous sentirons coupables et emplis de regrets à l’idée que nous n’avons pas fourni tous les efforts possibles pour réaliser notre but.
Que vous vous engagiez ou non dans telle ou telle entreprise est une question de choix personnel. Mais une fois que vous avez pris une décision, vous devez avancer avec une ardeur imperturbable en dépit des difficultés. C’est crucial.
Pour conclure, je voudrais exprimer ma sincère reconnaissance à tous les participants et tous ceux qui ont organisé cette conférence. Je vous en suis très reconnaissant. Je voudrais également vous remercier au nom des 6 millions de Tibétains dont les vies sont menacées par la pollution. Certains enfants souffrent déjà de maladies causées par la pollution de l’air. Leur anxiété et leurs souffrances sont immenses mais leurs voix ne sont pas assez entendues. Ils ne peuvent exprimer leurs tourments que dans les limites de leurs modestes logis. Je souhaiterais vous remercier du fond du cœur au nom de tous ces innocents.
Merci !
Allocution de Sa Sainteté le Dalaï-Lama lors de la conférence intitulée « Le Tibet en danger » tenue à Sidney en Australie, le 28 septembre 1996.