Thekchèn Tcheuling, Dharamsala, Inde – Après l’accueil officiel de Lama Zopa Rinpoché prononcé en ligne de Katmandou ce matin, Sa Sainteté le Dalaï-Lama annonça que Rinpoché lui avait demandé d'enseigner Reconnaître la Mère, une ode à la vue et qu'il avait accepté de le faire avec joie.
« Tout d'abord, la vue à laquelle il est fait référence ici est la production en dépendance. Je précise souvent que notre vue étant la production en dépendance, notre conduite consiste à ne pas faire du mal à autrui. Ces idées ont toutes deux un rapport avec la paix dans le monde. En ce qui concerne l'authenticité des enseignements du Bouddha, on dit que peu après son éveil, le Bouddha eut cette réflexion :
Profond et paisible, libre de toute élaboration, luminosité non composé
J'ai trouvé un Dharma à la saveur du nectar.
Pourtant, si je devais l'enseigner, personne ne comprendrait,
Je vais donc rester en silence ici dans la forêt.
« Nous pouvons comprendre les mots "profond et paisible" qui font référence au premier cycle de ses instructions où il révéla les Quatre nobles vérités. "Libre de toute élaboration" indique la perfection de la sagesse du deuxième cycle. La "luminosité non composée" se rapporte au contenu du troisième cycle d'enseignements, et en particulier la nature de bouddha et le Soutra du Tathagatagarbha.
« Lors du premier cycle de ses enseignements, le Bouddha se référa à la vérité de la souffrance, à la vérité de l’origine, à la vérité de la cessation et à la vérité de la voie. En ce qui concerne leur nature, il déclara que la souffrance devait être connue, que l’on devait en éliminer l'origine et actualiser la cessation en cultivant la voie. L'origine que l’on doit éliminer, ce sont le karma et les perturbations mentales. Afin de découvrir s’il est possible de réaliser la véritable cessation, nous devons examiner si la souffrance peut être surmontée. »
À ce propos, Sa Sainteté cita un verset qui se trouve vers la fin du sixième chapitre de l'Entrée dans la Voie médiane :
Ainsi, éclairé par les rayons de lumière de la sagesse,
Le bodhisattva voit que les trois sphères d’existence dans leur totalité sont non-nées dès leur début,
Aussi clairement qu'une groseille à maquereau dans la paume de sa main
Et par la force de la vérité conventionnelle, il chemine vers la cessation. [6.224]
Il ajouta ensuite une des 400 Stances d'Aryadéva :
Comme le sens du toucher [recouvre] le corps
L'ignorance est présente dans toutes [les perturbations mentales].
En surmontant l'ignorance, vous surmonterez aussi
Toutes perturbations mentales.
Il fit remarquer que l'ignorance pouvait être surmontée par la compréhension de la production en dépendance. Chandrakirti fait allusion plus loin au bodhisattva :
Bien que son esprit puisse reposer continuellement dans la cessation,
Il génère la compassion pour les êtres dépourvus de protection.
En avançant plus loin, il surpassera aussi par sa sagesse
Tous ceux qui sont nés de la parole du Bouddha et des bouddhas intermédiaires. [6.225]
Au début de l’Entrée dans la Voie médiane, Chandrakirti fait l'éloge de la compassion et de l'esprit d'éveil :
Des bodhisattvas, les bouddhas sont nés.
L'esprit compatissant et la cognition non duelle
De même que l'esprit d'éveil sont les causes des bodhisattvas. [1.1]
Comme la compassion à elle seule est acceptée comme étant
La graine de la récolte parfaite de la bouddhéité,
L'eau qui la nourrit, et le fruit qui est une source de plaisir durable,
Je ferai l'éloge de la compassion au début de toute chose. [1.2]
Sa Sainteté expliqua que l’on atteignait l’éveil par la combinaison compassion-sagesse. En usant des deux, on élimine toutes perturbations mentales, les afflictions mentales et les obscurcissements cognitifs. Chandrakirti s’y réfère à la fin du sixième chapitre de l’Entrée dans la Voie médiane :
Et comme le roi des cygnes qui s'élève au-dessus d'autres cygnes accomplis,
Avec les ailes blanches des vérités conventionnelles et ultimes pleinement déployées,
Propulsé par les vents puissants de la vertu, le bodhisattva use
Des qualités océaniques des conquérants pour naviguer vers l'excellent littoral lointain. [6.226]
Sa Sainteté cita trois versets fondamentaux (6.34-6) dans lesquels Chandrakirti expose les quatre erreurs logiques qui se produiraient si les choses possédaient une existence objective ; si elles avaient un noyau essentiel en et par elles-mêmes. Ces erreurs étant que l'absorption méditative d’un arya sur la vacuité serait le destructeur des phénomènes ; qu’il serait erroné d'enseigner que les choses n'ont pas d'existence ultime ; que l'existence conventionnelle des choses serait capable de résister à l'analyse ultime de la nature des choses, et qu’il serait indéfendable d'affirmer que les choses sont vides en et par elles-mêmes.
Sa Sainteté considère ces trois versets comme étant très puissants. Il se les répète et réfléchit régulièrement à leur signification. Lorsqu'il s'agit de réfléchir à la nature du soi, un autre verset sur lequel il s'appuie se trouve dans Les stances fondamentales de la voie médiane de Nagarjouna :
Il n’est pas les agrégats ; il n’est pas différent d’eux,
Les agrégats ne sont pas (dépendants) de lui, pas plus qu’il n’est (dépendant) des agrégats.
Le Tathagata n’est pas le possesseur des agrégats.
Qui est donc le Tathagata ? [22.1]
Sa Sainteté fit remarquer qu'il reprenait souvent ce verset en référence à lui-même et y réfléchissait en conséquence :
Je ne suis ni un avec les agrégats, ni différent d’eux,
Les agrégats ne sont pas (dépendants) de moi, pas plus que je suis (dépendant) des agrégats.
Je ne possède pas les agrégats.
Que suis-je donc ?
« Lorsque vous essayez de déterminer qui vous êtes de cette façon et que vous n’arrivez à rien trouver comme étant le soi, vous pouvez en conclure que le soi est une simple désignation. La vacuité est la simple négation d'un soi absolu. »
Sa Sainteté évoqua l'importance d'écouter un maître qualifié et de réfléchir encore et encore à ce qu'il a dit, lorsque l’on développe la compréhension de la voie médiane. Là-dessus, il se référa aux principaux textes indiens qui traitent du madhyamaka, Les stances fondamentales de la voie médiane de Nagarjouna, l'Entrée dans la Voie médiane de Chandrakirti, à son autocommentaire et à l’Essence de l’éloquence ainsi qu'aux 400 stances d'Aryadéva.
« Dans l'ouvrage de Djé Tsongkhapa intitulé l'Hymne à la production dépendante, Sa Sainteté poursuivit, il dit : "devenir ordonné dans la voie du Bouddha, en n'étant pas laxiste dans l'étude de ses paroles et en pratiquant le yoga avec une grande détermination, ce moine se consacre à ce grand pourvoyeur de vérité". Je me sens moi aussi comme ça. J'ai reçu l'ordination de novice devant la statue de Djowo à Lhassa et plus tard j'ai reçu l'ordination de bhikshou de mon précepteur Ling Rinpoché.
« J'ai étudié la perfection de la sagesse et les textes de Djé Rinpoché sur la voie médiane : Océan de raisonnement - un commentaire détaillé des Stances fondamentales de Nagarjouna ; Illumination de la pensée - un commentaire détaillé sur l'Entrée dans la Voie médiane ; la section sur la vue supérieure du Grand traité sur les étapes de la voie ; la section sur la vue supérieure du Traité intermédiaire sur les étapes de la voie et l’Essence de l'éloquence - un traité différenciant les significations provisoires et définitives des écritures.
« Par conséquent, j'espère pouvoir faire quelque expérience de véritable cessation. S’agissant de la vue de la voie médiane, j'en ai reçu des explications que j'ai comprises, auxquelles j'ai réfléchi et avec lesquelles je me suis familiarisé, même en rêve. Je n'en ai peut-être pas fait une expérience parfaite en méditation, mais j'ai acquis une certaine expérience. Des textes comme Reconnaître la mère nous ramènent à cette vision. Un autre ouvrage que j'ai trouvé intéressant est le Débat entre la sagesse et l'habitude de réifier du Panchen Lobsang Tcheugyan.
« J'ai reçu des explications sur ce texte de mon tuteur, Ling Rinpoché, et de Guéshé Tènpa Tènzin du monastère de Drépoung. »
Sa Sainteté lut rapidement les versets en ajoutant des commentaires ici et là. Il signala que « Mère » ici faisait référence à la vacuité. Puisque les choses n'existent pas de la façon dont l'ignorance les conçoit, voici une occasion pour nous de comprendre la réalité. La dualité se produit à cause de notre attachement à la méconnaissance de la véritable existence. Le « Père », ici, fait référence à l'objet à analyser.
Sa Sainteté nota que le verset 8 comprenait une expression d'humilité et que dans le verset 9, Manjoushrigarbha se réfèrait à Tsongkhapa. Kyeurpeun Rinpoché déclara que si vous étudiez les cinq traités de Tsongkhapa sur la voie médiane, vous ne serez pas accablé par la souffrance. Sa Sainteté précisa que nous devions trouver la vacuité à l’intérieur de nous-mêmes. Certains érudits impliqués dans la terminologie semblent réfuter une créature avec des cornes tout en laissant intact l'objet doté de l'apparence habituelle de solidité.
D'autres érudits suggèrent que les choses doivent avoir une certaine existence sinon il ne serait pas possible de parler de connaissance valide et de son objet. Cependant, ce qui est clair, c'est que les choses existent, mais pas de la manière dont elles semblent. Sa Sainteté cita l'observation de Djé Rinpoché, dans les Trois principaux aspects de la voie, selon laquelle « les apparences réfutent l'extrême de l'existence, la vacuité réfute l'extrême de la non-existence ».
Le verset 13 mentionne les écoles de pensée bouddhistes des Vaibhashikas jusqu'aux Madhyamakas Svatantrika qui sont incapables de débattre avec précision sur la production en dépendance. Les versets suivants éclairent les différentes façons dont les traditions bouddhistes tibétaines se réfèrent à l'union de la clarté et de l’attention avec la vacuité, non seulement en rapport avec l’explication du soutrayana, mais aussi en ce qui concerne l’esprit de claire lumière que les tantras expliquent. Celui-ci se manifeste après la dissolution des trois visions et représente l'esprit employé pour réaliser la vacuité. Les différents termes utilisés par les diverses traditions font tous référence à l'esprit le plus subtil de claire lumière.
Sa Sainteté lut les versets restants de l’ode et déclara avoir donné l'enseignement qu'il avait reçu de Ling Rinpoché. Dans ses notes, se trouvent des versets du Débat entre ignorance et sagesse du Panchèn Lobsang Tcheugyan et il se mit à en lire quelques versets :
Lorsque vous avez un sens du "je" par l’observation des agrégats
Et que vous pouvez constater, par la connaissance valide, que ce "je"
N'est pas véritablement établi tel qu’il apparaît,
Bien que cela vous semble être le cas,
Vous pouvez alors détruire [l'idée fausse de l'existence réelle], ce que vous ne pouvez pas faire autrement.
Lorsque vous observez les agrégats et que vous pensez "Je suis...",
Et que vous avez un négatif non affirmatif - la simple négation
D'un ["je"] véritablement établi - comme étant l'objet appréhendé [de la connaissance du non soi],
Sans perdre la force de [cette attention] et en la maintenant avec une clarté intense,
Vous êtes libéré de la torpeur mentale et de l'excitation, vous détruisez alors l'existence objective de ce "je".
Lorsque vous avez observé les agrégats,
Et que vous avez une expérience telle que : "Je n'existe pas !"
Vous devenez habile à maintenir cette perception de la vue.
Cela va à l'encontre du sens d'un "je" [concret fixe].
Vous pouvez repousser le [sens erroné] d'un "je".
Pourtant, [ceux qui peuvent faire cela] sont aussi rares que les étoiles en plein jour.
Ensuite, il constata que puisque nous arrivions au Losar, le nouvel an tibétain, il avait décidé de profiter de l'occasion pour conduire une cérémonie visant à générer l'esprit d'éveil de la bodhicitta. Il souhaita le nouvel an aux Tibétains, où qu'ils fussent, aux Ladakhis et aux Mongols. Il recommanda à ses auditeurs de vérifier dans leur esprit et d'examiner ce qu'ils ont accompli au cours de l'année écoulée en matière d'étude, de réflexion et de méditation. Il leur conseilla de prendre la résolution de faire de leur mieux au cours de l'année à venir.
Il fit remarquer qu'il pouvait se rendre compte, par Internet comme la télévision, les Tibétains duau Tibet restaient vivement dévoués à Avalokitéshvara. Il est également conscient que la foi qu'ils ont en lui leur apporte la paix de l'esprit. Une fois de plus, il leur adressa un Tashi Délèk pour le Losar.
« Aujourd'hui, même les scientifiques ont développé le respect pour les traditions que nous avons préservées, leur dit-il. Vous au Tibet et nous en exil devons continuer à préserver notre langue, notre culture et notre religion. Dans nos écoles en exil, nos élèves étudient également l'esprit et apprennent à se servir de la raison. Nos monastères rétablis ont formé des milliers de guéshés. Il se peut que certains d'entre vous se trouvent sous la domination chinoise, mais vous pouvez réfléchir au fait que le savoir que nous avons préservé est quelque chose que nous pouvons partager avec le peuple chinois. Voilà ce que je voulais vous dire pour le Losar. »
Sa Sainteté débuta ensuite la cérémonie de génération de la bodhicitta, en rappelant les paroles de Shantidéva quant aux remarquables qualités de cette pratique :
Pour ceux qui ne parviennent pas à échanger leur propre bonheur contre la souffrance d’autrui, la bouddhéité est certainement impossible - comment pourrait-il même y avoir du bonheur dans l’existence cyclique ? [8/131]
Procédant ainsi de bonheur en bonheur, quel penseur désespérerait, après être monté dans le carrosse, l'Esprit d'éveil, qui dissipe toute lassitude et tout effort ? [7/30]
Il conclut en renouvelant l’idée que c'était son cadeau du Losar, et en particulier pour les Tibétains au Tibet, dont l'esprit demeure imperturbable.
En répondant aux questions des membres de l'auditoire du monde entier, Sa Sainteté précisa que l'un de ses engagements était d'apporter la paix dans le monde et, dans ce cadre, d'encourager l'harmonie interreligieuse. Certaines personnes croient que nous sommes tous la création d'un Dieu, qu'elles considèrent comme plein d'amour. Cependant, le message principal de toutes les religions, dit-il, est d'aider les autres. Même au sein de la tradition bouddhiste, il y a des partisans de différents points de vue philosophiques, mais le message principal est de ne pas causer du tort mais d'aider les autres partout où vous le pouvez.
Il indiqua qu'il était important pour ceux qui sont très malades ou mourants d'être dans un état d'esprit paisible plutôt qu'agité. Par conséquent, ceux qui s'occupent d'eux devraient faire en sorte de les maintenir dans le calme. Si la personne malade a la foi, il est bon de le lui rappeler.
Sa Sainteté exprima sa sympathie pour ceux qui ne peuvent pas avoir le type d'interactions sociales qu’ils ont habituellement en raison de la pandémie du Covid. Il suggéra que les restrictions sociales donnaient l’opportunité de lire et d'étudier, soulignant que les pratiquants spirituels conduisaient leur pratique dans la solitude.
Interrogé sur la manière de concilier un éveil soudain avec une approche plus progressive, Sa Sainteté expliqua que les pratiquants du Mahamoudra et du Dzogchèn ne se concentraient pas tant sur les objets extérieurs que sur la vacuité de leur propre esprit. Dzogchèn fait référence à "rigpa", la conscience originelle, et le pratiquant cherche à tenir cette conscience à distance des conceptions erronées de l'existence intrinsèque. La nature lumineuse de l'esprit, la clarté et la conscience de l'esprit et l'esprit de claire lumière qui se manifeste après la dissolution des trois visions traitent tous de la vacuité de l'esprit.
La Lampe pour les cinq étapes affirme qu'après la dissolution des constituants, l'esprit de claire lumière se manifeste. Les pensées discursives se retirent. Les quatre-vingts conceptions et les énergies des vents se retirent. Toutes les conceptions se dissolvent. C'est la même chose dans toutes les traditions : guélouk, sakya, nyingma et kagyu.
À une autre question posée, Sa Sainteté exprima que nous avons un sens du soi parce que nous parlons de mon corps, de ma parole, mais si nous nous demandons où est le "je" auquel ces facultés appartiennent, nous comprenons que le "je" est une simple désignation. Il n'existe pas tel qu'il apparaît. Ce n'est pas comme s'il n'existait pas du tout, mais il n'existe pas intrinsèquement, de son propre côté.
Sa Sainteté reconnut la polarisation que l’on peut observer dans beaucoup d’endroits et l'attribua à l'habitude de voir les autres en termes de "nous" et "eux". Les jeunes enfants ne font pas de telles distinctions. Ils n'apprennent à reconnaître les différences entre leurs compagnons que lorsqu'ils vont à l'école. Il insista sur le fait que tous étaient égaux lorsqu'il s'agissait de vouloir être heureux et d'éviter la souffrance. Il mit l’accent sur le fait que nous devions prendre en compte l'ensemble de l'humanité car l'économie mondiale ne connait pas de frontières et que la crise climatique nous touche tous. Il exprima son admiration pour l'esprit de l'Union européenne, dont les membres ont décidé d'œuvrer pour le bien de l'ensemble de l'union en laissant derrière eux les inimitiés du passé.
Précisant qu'une compréhension de l'impermanence subtile, la reconnaissance que les choses changent d'un moment à l'autre, aidait à prévenir le sentiment que nous pouvons avoir d'un soi permanent, Sa Sainteté déclara que ce n'était pas une base suffisante pour réaliser la vacuité.
Lama Zopa Rinpoché exprima en tibétain sa gratitude envers Sa Sainteté au nom de la FPMT pour son enseignement d’aujourd'hui et durant toutes ces années. Il fit une dédicace officielle et offrit un mandala.
En réponse, Sa Sainteté déclara : « Zopa Rinpoché et moi-même, nous nous connaissons depuis longtemps. Nous sommes des amis de confiance. Vous et votre maître Lama Thoubtèn Yéshé avez fondé de nombreux centres dans le monde entier pour aider les autres. Rinpoché, vous avez fait de votre mieux, merci. Je vous prie de rester déterminé à poursuivre vos efforts. Il est impossible d’ignorer ce que vous avez accompli. Merci et Tashi Délèk. »