Thekchèn Tcheuling, Dharamsala, Inde – Ce matin, après que Sa Sainteté le Dalaï-Lama a souri, salué et pris place devant les caméras, Celesta Billeci, directrice générale des Arts et conférences de l'Université de Santa Barbara en Californie fit l’introduction de l'événement : « Nous vivons un moment qui appelle à l'optimisme, à la résilience, au courage et à la vision, dit-elle. Qui de mieux placé que le Dalaï-Lama pour éveiller en nous ces qualités ? » Henry Yang, chancelier de l'Université souhaita à tous la bienvenue et, s'adressant à Sa Sainteté déclara : « C'est un honneur immense que celui de vous accueillir aujourd'hui. »
« Je suis ravi de partager ce message d'espoir de la part de Sa Sainteté le Dalaï-Lama, poursuivit-il. C'est la cinquième fois que nous avons le privilège de l'accueillir ici. Et cela fait maintenant vingt ans que nous avons créé la chaire d'études tibétaines du 14ème Dalaï-Lama. Le Dalaï-Lama est un enseignant bouddhiste incomparable et un champion de la réconciliation. Il rayonne de compassion et de paix. »
Sur ce, il proposa à Pico Iyer d’engager le dialogue avec Sa Sainteté.
Pico Iyer : Bienvenue Votre Sainteté, c'est un plaisir de vous revoir. Nous allons porter notre attention sur l'espoir. Que signifie l'espoir pour les bouddhistes ?
« Pour dire les choses simplement, notre vie est basée sur l'espoir, le désir que les choses se passent bien. Même dans l'utérus, la tranquillité d'esprit de la mère affecte l'enfant à naître. L'espoir concerne l'avenir. Bien que rien ne puisse être garanti pour l'avenir, nous gardons espoir, ce qui est bien mieux que d'être pessimiste. Au niveau mondial également, nous avons des raisons d'espérer.
« Nous venons tous de notre mère. Nous grandissons sous sa protection. Apprécier sa bienveillance, sans laquelle nous n'aurions pas survécu, est le fondement de notre capacité à cultiver la compassion. Faire l'expérience de la bonté de notre mère nous donne de l'espoir.
« Si nous enquêtons sur les cas d'enfants dont la mère est décédée lorsqu’ils étaient jeunes, je pense que nous trouverons des cicatrices émotionnelles.
« Notre vie dépend de l'espoir. Si vous avez de l'espoir, vous serez capable de surmonter les problèmes auxquels vous êtes confronté. Mais si vous êtes sans espoir, vos difficultés augmenteront. L'espoir est lié à la compassion et à l’amour bienveillant. Pour ma part, j'ai été confronté à toutes sortes de difficultés dans ma vie, mais je n'ai jamais perdu espoir. De même, la sincérité et l’honnêteté sont le fondement de l'espoir et de la confiance en soi. Être sincère et honnête est la parade au faux espoir. L'espoir fondé sur la vérité et l'honnêteté est fort et puissant. »
Pico Iyer : Pouvons-nous nous entraîner à être plus réalistes dans nos espoirs ?
« Notre cerveau humain, notre intelligence, nous permet d'avoir une vision à long terme, de ne pas penser uniquement à nos besoins immédiats. Nous pouvons adopter une perspective plus large et considérer ce qui est dans notre intérêt à long terme. En termes de pratique bouddhiste, par exemple, nous parlons d'ères cosmiques encore et encore et d’être au service de tous les êtres vivants, ce qui renforce notre confiance en nous.
Pico Iyer : L'espoir n'est-il pas lié à la religion ?
« Généralement, la religion est une question de foi, mais lorsque nous nous prélassons dans l'affection de notre mère, la foi n’est pas impliquée. La foi est quelque chose de créé par les êtres humains. Toutes les grandes traditions religieuses enseignent l'importance de la bienveillance et de l'amour. Certaines disent qu'il y a un Dieu, d'autres le nient. Certaines disent que nous passons de vie en vie, d'autres affirment que nous ne vivons qu'une seule vie. Ces traditions proposent des points de vue philosophiques différents mais elles ont en commun le message d’amour bienveillant.
« Les traditions théistes comme le christianisme enseignent que nous sommes tous créés par Dieu, qui, tel un père, incarne l'amour infini. C'est une idée puissante qui peut nous aider à reconnaître l'importance d'être bienveillant.
« Nous sommes des créatures sociales, dépendant de notre communauté. Et en tant que membres d'une communauté, même les personnes sans foi ni croyance peuvent conserver leur paix de l’esprit en étant prévenants, sincères et honnêtes. L'honnêteté et la compassion ne sont pas nécessairement des qualités religieuses, mais elles contribuent à nous permettre de mener une vie heureuse. Le fait de nous préoccuper de notre propre communauté contribue à notre propre survie. Le facteur clé est la compassion. La colère est son contraire. La colère détruit le bonheur et l'harmonie.
« Nous avons besoin de ressentir l’unité de l'humanité. Où que j'aille et quelle que soit la personne que je rencontre, c'est parce que je cultive ce sentiment que je la considère comme un autre être humain, un frère ou une sœur. Nous, les sept milliards d'êtres humains, sommes essentiellement identiques. Nous avons certes des différences de nationalité, de couleur, de foi et de statut social mais, en nous focalisant uniquement sur elles, nous nous créons des problèmes.
« Imaginez que vous venez d’échapper à une catastrophe et vous retrouvez tout seul. Si vous voyez quelqu'un au loin venir vers vous, vous ne vous soucierez pas de sa nationalité, de sa race ou de sa foi, vous serez simplement content de rencontrer un autre être humain. Les situations désespérées nous encouragent à reconnaître l'unité de l'humanité.
« Il y a eu suffisamment de guerres et de violence dans le passé. Aujourd'hui, alors que nous sommes confrontés à de graves problèmes en raison de la crise climatique, nous devons nous entraider. Nous devons autant que possible faire l’effort de vivre ensemble agréablement. »
Pico Iyer : Vous évoquez le réchauffement climatique. Comment pouvons-nous garder espoir face à un tel défi ?
« Le réchauffement climatique est une bonne raison de ne pas se chamailler les uns avec les autres. Nous devons apprendre à vivre ensemble. Nous sommes tous des êtres humains et nous vivons tous sur cette même planète. Nous ne pouvons pas adopter une position obsolète qui consisterait à penser uniquement à "ma nation", à "ma communauté", nous devons prendre en compte l'ensemble de l'humanité. »
Pico Iyer : N'avez-vous jamais craint de perdre espoir ?
« Seulement le 17 mars 1959, alors que je quittais Lhassa. Je me suis vraiment demandé si je vivrais assez longtemps pour voir le jour suivant. Puis, le lendemain matin, le soleil s'est levé et j'ai pensé : "J'ai survécu". L'un des généraux chinois avait demandé d’être informé de l'endroit où le Dalaï-lama résidait dans le Norbulingka afin d'éviter de le bombarder. Qu’il ait vraiment voulu me protéger ou me prendre pour cible, je l’ignore. En cette occasion, j'ai ressenti une certaine anxiété.
« Le lendemain, alors que nous atteignions le col de Ché-la, l'homme qui guidait mon cheval m'a dit que c'était le dernier endroit où nous pourrions voir le palais du Potala et la ville de Lhassa. Il fit tourner mon cheval pour que je puisse jeter un dernier regard.
« Nous avons fini par atteindre l'Inde, qui est la source de tout notre savoir et de l'érudition de Nalanda. Depuis l'enfance, je suis imprégné de cette tradition d'investigation qui applique la raison et la logique. Quand la foi est ancrée dans la logique, elle est solide. Sinon, elle est fragile.
« Aujourd'hui, les scientifiques sont intrigués par notre approche analytique, qui sert de base à nos discussions. Et nous cultivons également "shamatha" pour réaliser un esprit calme et concentré, ainsi que la vue supérieure de "vipassana" résultant de l'analyse. Et en plus de ces qualités, nous cultivons "ahimsa" et "karouna", la non-violence et la compassion, sur la base de la raison. »
Pico Iyer : Tant de personnes ont été touchées par la pandémie du Covid. Comment pouvons-nous gérer la mort et la perte ?
« J'apprécie vraiment les efforts de tous les médecins et infirmières qui ont donné et donnent encore de l'aide à ceux qui sont malades.
« En tant que bouddhiste, je vois ce corps comme quelque chose qui nous prédispose à tomber malade. Mais le fait de garder la paix de l'esprit fait la différence. L'anxiété ne fait qu'aggraver les choses. Si vous avez un esprit calme et que vous pouvez accepter le fait de tomber malade comme une conséquence de votre karma, cela peut vous aider. »
Pico Iyer : Votre Sainteté, vous avez une grande foi dans les jeunes. Sont-ils la base de votre espoir ?
« Les personnes âgées ont tendance à se tourner vers le passé, vers la façon dont les choses étaient auparavant. Les jeunes ont tendance à être plus ouverts, à s'intéresser davantage à l'esprit. L'éducation moderne trouve ses origines en Occident, mais l'Inde ancienne a cultivé une compréhension approfondie du fonctionnement de l'esprit et des émotions. L'Inde ancienne a défini plus de cinquante types d'émotions. Je crois que l'Inde d'aujourd'hui peut combiner la pensée matérialiste de l'éducation moderne avec une compréhension sur la manière de surmonter les émotions perturbatrices. »
Pico Iyer : Comment une personne ordinaire peut-elle trouver la paix de l'esprit ?
« L'éducation moderne en Inde fut introduite par les Britanniques, mais comme je l'ai déjà mentionné, je crois qu'on peut la combiner de façon tout à fait profitable avec la compréhension de l’Inde ancienne du fonctionnement de l'esprit et des moyens séculiers pour réaliser le confort mental. On peut en outre la combiner avec des méthodes qui permettent d’éliminer les émotions perturbatrices. Lorsque la pandémie sera terminée, j'ai hâte d’avoir des discussions avec des formateurs indiens sur la manière d’agir en ce sens. »
Pico Iyer : Le monde est-il meilleur qu'il ne l'était lorsque vous êtes né, il y a près de 86 ans ?
« Les gens ne considèrent plus les choses comme allant de soi tel qu’ils le faisaient autrefois. Des événements comme cette pandémie et le réchauffement climatique présentent des défis qui nous poussent à examiner comment nous pouvons y faire face. Les difficultés peuvent nous amener à ouvrir notre esprit et à user de notre intelligence. Le maître bouddhiste indien Shantidéva nous a conseillé d'examiner les problèmes qui se présentent à nous pour voir s’il est possible de les résoudre. Si c’est possible, alors c'est ce que nous devons faire. S'inquiéter n’aidera en rien. Les défis peuvent nous réveiller.
« La jeune génération a tendance à être plus ouverte d'esprit, tandis que les personnes plus âgées s'en tiennent à des schémas établis. Ce sont les jeunes qui adopteront une approche nouvelle pour surmonter les problèmes. »
Pico Iyer : Certaines personnes s'inquiètent de l'augmentation de la colère et de la violence dans le monde d'aujourd'hui. Êtes-vous d'accord avec cela ou restez-vous optimiste ?
« Au siècle dernier, il y eut tant de sang versé. Mais après la seconde guerre mondiale, d'anciens ennemis, Adenauer et de Gaulle, fondèrent l'Union Européenne. Depuis lors, il n'y a plus eu de combats entre ses états membres. Le monde entier devrait adopter une telle attitude vis-à-vis d’autrui pour le plus grand bien de l'ensemble de l'humanité. Les conflits et les situations difficiles nous incitent à nous tourner vers des modes de pensée dépassés (le recours à la force, par exemple) alors que nous devrions adopter une approche nouvelle et plus humaine.
« Je pense que si j'étais resté à Lhassa, je penserais de manière plus étroite que je ne le fais. Venir en Inde en tant que réfugié m'a ouvert et élargi l'esprit et m'a incité à user de mon intelligence. »
Pico Iyer : Comment pouvons-nous aider le Tibet et assurer la survie de la culture tibétaine ?
« Depuis 2001, je me suis retiré de tout engagement politique, mais je me sens toujours responsable de la préservation de la culture tibétaine. Au huitième siècle, l'empereur tibétain invitait Shantarakshita, un grand philosophe et donc grand logicien, au Tibet. Il introduisit la tradition de Nalanda, qui a beaucoup de points communs avec la pensée scientifique. Elle est fondée sur une approche logique et investigatrice.
« À cette époque au Tibet, il y avait des enseignants bouddhistes chinois qui affirmaient que la pratique de la méditation était plus importante que l'étude. Kamalashila, le disciple de Shantarakshita a débattu les mérites des approches chinoise et indienne devant l'empereur. La tradition indienne prévalut et on pria les méditants chinois de retourner en Chine. Depuis lors, nous avons adopté la logique. Les principaux traités indiens sur la raison, la logique et l'épistémologie ont été traduits en tibétain. Le fondement de la tradition de Nalanda a été préservée de nos jours.
« Aujourd'hui, dans les régions reculées du Tibet, malgré les efforts des communistes chinois pour s'y opposer, l'étude de ces traditions se poursuit. En Inde, nous avons rétabli nos principaux centres d'apprentissage et plus de 10 000 monastiques sont engagés dans une étude rigoureuse. »
Pico Iyer : Pouvez-vous expliquer l'hygiène émotionnelle ?
« Elle consiste à reconnaître, par exemple, que la colère est le destructeur le plus efficace de la paix de l'esprit, mais que l’on peut tout à fait la contrer en développant l'altruisme et la compassion pour autrui. L'ignorance, une autre perturbation mentale, nous crée également des problèmes et on peut l’éliminer par l'étude. Un grand érudit tibétain fit remarquer un jour que même si l’on meurt le lendemain, cela vaut toujours la peine d'étudier aujourd'hui. »
Pico Iyer : L'intérêt pour le bouddhisme tibétain est-il croissant en Chine ?
« Oui, même parmi les professeurs d'université. Nous avons publié plusieurs volumes d’une collection intitulée Science et philosophie dans les classiques du bouddhisme indien et des traductions chinoises leur sont parvenues. En conséquence, ils ont développé une plus grande appréciation de notre tradition. Peut-être se rendent-ils compte que l'éducation bouddhiste est largement plus profonde que le totalitarisme marxiste. »
Pico Iyer : Avez-vous des conseils à donner aux étudiants de l'université de Californie-Santa Barbara ?
« Cette université est importante. Notre avenir doit être fondé sur l'éducation. Nous avons besoin de nouvelles connaissances. Il est important que les professeurs puissent mener des recherches et transmettre ce qu'ils apprennent à leurs étudiants. Cette université peut contribuer de manière significative à créer un monde meilleur. Merci. »
Michael Drake, en tant que président de l'Université de Californie remercia Sa Sainteté pour avoir partagé de son temps. Il fit observer que Sa Sainteté était associé à l'UCSB depuis quarante ans et que, vingt ans auparavant, y était fondée la chaire d'études tibétaines du 14ème Dalaï-Lama. Il remercia Pico Iyer d'avoir animé la conversation. Il souligna que la compassion était importante dans la vie des sept milliards d'êtres humains vivant aujourd'hui et termina son discours en remerciant le Chancelier Yang et Celesta Billeci pour l’organisation de l'événement.
Sa Sainteté répondit en adressant ses propres remerciements et en suggérant que, de temps à autre, il serait possible de tenir d'autres conversations comme celle d'aujourd'hui par Internet. « Toute contribution que je puisse apporter à l'amélioration du monde, c'est de mon devoir de le faire. Je vieillis peut-être, mais mon cerveau est toujours bon. Le but de notre vie est de servir l'humanité. »
Celesta Billeci mit fin à la session en remerciant une nouvelle fois Sa Sainteté, Pico Iyer et le président Drake et en exprimant son optimisme quant au fait que l'initiative "Créer l’espoir" de l'université aura été bénéfique pour autrui. Elle conclut en citant Sa Sainteté :
« Soyez bienveillant chaque fois que vous le pouvez ; c'est toujours possible. »