Thekchèn Tcheuling, Dharamsala, Inde – Ce matin avant de prendre place, Sa Sainteté le Dalaï-Lama sourit en saluant chaleureusement les membres du Nalanda Shiksha qui le regardaient et l'écoutaient par liaison vidéo.
« Bonjour. Comme je l'ai déjà mentionné, le but même du Dharma, comme toutes les traditions religieuses, est de réduire la souffrance et d'apporter le bonheur. » En tant qu'êtres humains, nous dépendons tous de la compassion dès notre naissance. Comme toutes les traditions religieuses impliquent des êtres humains, elles enseignent toutes l'amour bienveillant, l'autodiscipline, la tolérance, etc.
« L'une des choses qui distingue les traditions indiennes est qu'elles incluent des explications détaillées du fonctionnement de l'esprit et des émotions. Le Bouddha était un Indien et, après avoir étudié les traditions existantes, il s'engagea dans six années de pratique austère, de jeûne et de réflexion profonde. Il développa ainsi une vision de la réalité. Peu après son éveil, il aurait exprimé ces pensées : "Profond et paisible, sans élaboration, claire lumière non composée, j’ai trouvé un Dharma tel le nectar. Pourtant, si je l'enseignais, personne ne comprendrait mes paroles ; je demeurerai donc en silence ici dans la forêt."
« Quand il commença à enseigner, il expliqua les Quatre nobles vérités. Plus tard, à Rajgir, dans sa deuxième série d'enseignements, il enseigna la Perfection de la sagesse, que lui seul comprenait. C'était l'enseignement qu'il décrit comme "profond et pacifique, sans élaboration, claire lumière non composée, un Dharma tel le nectar". La Perfection de la sagesse ne fut pas enseignée ouvertement, mais à un groupe de disciples choisis. Elle ne fut donc pas mentionnée dans les archives publiques. C'était un enseignement adapté à ceux qui avaient une intelligence aiguisée.
« L'essentiel des enseignements du Bouddha dans son premier cycle a beaucoup en commun avec d'autres traditions religieuses. La Perfection de la sagesse est profonde et difficile à comprendre. Parce qu'il y avait un risque, en la suivant, de tomber dans le nihilisme, il donna une troisième série d'enseignements.
« Le livre dont nous parlons, l'Entrée dans la Voie médiane, est un commentaire des Stances fondamentales de la voie médiane de Nagarjouna. Il traite de la vacuité, qui fut l'objet principal de la deuxième série d'enseignements du Bouddha. Tous les bouddhistes ont entendu parler de la vacuité, mais elle ne fut pas expliquée en détail avant l'apparition de Nagarjouna. Sur la base de ses recherches et de sa réalisation de la vacuité, il écrivit les Stances fondamentales de la voie médiane, un livre merveilleux.
« L'édition originale en sanskrit existe toujours et j'en ai reçu de Khounou Lama Rinpoché une explication, comprenant diverses interprétations. La dernière ligne d’un verset de ce texte indique le chemin permettant de mettre un terme à la fabrication grâce à la compréhension de la vacuité, qui correspond à la véritable cessation.
Par l'élimination du karma et des émotions perturbatrices, il y a libération.
Le karma et les émotions perturbatrices proviennent des pensées conceptuelles.
Qui, elles, proviennent de la fabrication mentale.
La fabrication cesse par la vacuité.
Sa Sainteté se demanda si l'Entrée dans la voie médiane était disponible dans son édition originale en sanskrit, suggérant que ce serait utile de l'étudier. Le sanskrit, nota-t-il, est considéré comme une langue savante et il serait intéressant de lire les textes de Nagarjouna et de Chandrakirti en sanskrit. Cependant, il rit en concédant qu'il était trop vieux pour commencer à apprendre le sanskrit maintenant. Il déplora également de ne jamais avoir appris l'hindi correctement car il est maintenant trop tard pour cela aussi.
L'Entrée dans la voie médiane est l'un des commentaires de Chandrakirti sur les Stances fondamentales de la voie médiane de Nagarjouna. Il comprend une critique du point de vue de l'école Yogachara que l’on ne trouve pas chez Nagarjouna, car son principal partisan, Arya Asanga, vécut après lui.
Sa Sainteté demanda si une autre œuvre de Chandrakirti, les Paroles Claires, était disponible en sanskrit et fut heureux d'apprendre que oui. Paroles Claires est un commentaire mot à mot des Stances fondamentales de la voie médiane, tandis que l'Entrée dans la voie médiane est une explication de leur sens.
Sa Sainteté révéla qu'il connaissait bien l'autocommentaire de Chandrakirti sur l'Entrée dans la voie médiane, et qu'il souhaitait mieux connaître les Paroles Claires, dont il a reçu la transmission orale de Trisour Rinpoché (Rizong Rinpoché). Hier, il a donc commencé à le lire. Il cita ensuite un ancien maître tibétain qui disait que même si l'on meurt demain, cela vaut toujours la peine d'étudier aujourd'hui. Sa Sainteté compara cela à un investissement sur l'avenir.
« La raison pour laquelle nous lisons ces livres sophistiqués est que nous voulons éviter la souffrance. La source ultime de la souffrance est l'ignorance, et il est possible de l'éliminer en cultivant la sagesse. Le Continuum Sublime mentionne que les souillures mentales sont fortuites et peuvent être éliminées.
« Toutes les opinions erronées et les émotions destructrices sont basées sur l'ignorance, ce qui implique une méconnaissance de la réalité ultime. La vue juste est toujours un antidote à l'ignorance, c’est à nous de l’apprendre ou non. L'ignorance est sans fondement. La sagesse, la compréhension de la réalité ultime, peut être difficile à acquérir, mais c’est chose possible si nous étudions beaucoup. Comme le dit Nagarjouna : "le karma et les émotions perturbatrices qui sont le résultat d'une fabrication mentale peuvent être éliminés par la compréhension de la vacuité".
« Grâce à ma propre expérience du chemin, après 60 ans d'efforts pour intégrer l'enseignement, je peux dire qu'il est possible d'atteindre la cessation en suivant le chemin. Des progrès peuvent être réalisés. Mais il faut étudier, réfléchir à ce que l'on a appris encore et encore, puis méditer sur ce que l'on a compris pour en faire une expérience réelle. »
Sa Sainteté rappela que le progrès sur le chemin est indiqué par le mantra du Soutra du cœur. Gaté gaté – allez, allez – indique le chemin de l'accumulation, que nous atteignons avec notre expérience initiale de la bodhicitta, et le chemin de la préparation, qui est associé à la compréhension initiale de la vacuité. Paragaté – allez au-delà – représente le chemin de la vision, le premier aperçu de la vacuité et l'atteinte de la première terre de bodhisattva. Parasamgaté – allez complètement au-delà – désigne le chemin de la méditation et l'accomplissement des terres de bodhisattva suivantes. Bodhi svaha – être fondé dans l'éveil – révèle la mise en place des fondations de l'éveil complet.
« Nous sommes nés en tant qu’êtres humains dans cette vie, poursuivit Sa Sainteté, dans un pays où l'enseignement du Bouddha est disponible. Nous avons les opportunités nécessaires pour le suivre, comme la littérature contenue dans le Kangyour et le Tengyour. Nous devons donc étudier, réfléchir et méditer pour nous engager sur le chemin qui mène à l'éveil. »
Sa Sainteté termina son explication de l'Entrée dans la voie médiane en citant le verset qui conclut le chapitre six :
« Et tel le roi de cygnes s'envolant devant les autres cygnes accomplis, avec les ailes blanches des vérités conventionnelle et ultime étendues, propulsé par les vents puissants de la vertu, le bodhisattva pourra naviguer vers l'excellent littoral, les qualités océaniques des conquérants. »
Sa Sainteté invita le public à lui poser des questions, aussi un moine de Bombay qui étudie au monastère de Séra lui demanda d’expliquer comment l'eau apparaît comme de l'eau pour les humains, comme du nectar pour les dieux et comme un mélange de sang et de pus pour les esprits avides. Il répondit que si la substance contenue dans une tasse peut avoir sa propre force, lorsque différents êtres l'observent, elle peut apparaître différemment à chacun d'entre eux.
Pour répondre à une question sur la façon dont une personne souffrant de douleurs aiguës devrait se rapporter à l'idée de sa vacuité, Sa Sainteté concéda qu'au niveau physique, la douleur est là.
« Vous aurez beau comprendre que la nature de la douleur est vide, cela n'apportera pas nécessairement un soulagement. Cependant, quand on souffre, on a tendance à développer une vision exagérée. Si l’on pense que la douleur n'a pas d'existence objective, cela peut atténuer son impact sur votre esprit. Si l’on est capable de réfléchir au fait que les choses n'existent pas telles qu'elles apparaissent, on peut peut-être réduire notre réaction à la douleur. »
Une jeune femme du Ladakh voulut savoir comment surmonter le sentiment, lorsqu’elle essaie de développer l’esprit d’éveil de la bodhicitta, de rester trop superficielle.
« Il s'agit vraiment de rendre votre esprit complètement familier avec la bodhicitta jusqu'à ce qu'elle se manifeste sans effort, lui dit Sa Sainteté. Certaines personnes étudient le Dharma pendant longtemps et pourtant ne parviennent pas à l'intégrer. »
Il s'écarta brièvement du sujet pour souligner que le Bouddha avait pris des remèdes et que Nagarjuna avait écrit à propos de la médecine, car son étude correspond à l'une des cinq sciences. Une autre est l'art et l'artisanat, qui comprend la technologie. Il lui conseilla ensuite de réciter et de réfléchir aux versets qui permettent de générer l'esprit d'éveil.
« Avec le souhait de libérer tous les êtres
Je prends refuge
Dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha
Jusqu'à ce que j'atteigne l’éveil.
Inspiré par la sagesse et la compassion,
Aujourd'hui, en présence du Bouddha,
Je génère l'esprit du plein éveil
Pour le bien de tous les êtres.
Aussi longtemps que l'espace durera
Et aussi longtemps qu’il y aura des êtres vivants,
Puissé-je demeurer
Pour dissiper la misère du monde. »
Il ajouta un autre verset tiré de l'Entrée dans les pratiques des bodhisattvas.
« Procédant ainsi de bonheur en bonheur,
Quelle personne pensante serait désespérée,
Ayant embarqué dans le véhicule, l'esprit d'éveil,
Qui emporte toute lassitude et effort ? »
Il l'encouragea en outre à se rappeler que toutes les émotions destructrices sont enracinées dans l'ignorance qui est une idée fausse selon laquelle les choses existent intrinsèquement. Ces souillures de l'esprit peuvent être surmontées parce que la nature de l'esprit est clarté et conscience.
Sa Sainteté dit à l'interlocuteur suivant que l'une des principales façons de cultiver la bodhicitta est la méthode d'échange de soi avec autrui. Il précisa qu’elle implique de chérir les autres comme on se chérit soi-même, sans pour autant impliquer que l’on se néglige complètement. L'important est de se débarrasser des attitudes extrêmes de chérissement de soi.
Il fit également remarquer que même si les gens disent : « Je vais atteindre l'éveil après tout le monde », cela ne se passe généralement pas comme ça. Les bodhisattvas, expliqua-t-il, peuvent se conduire de trois façons : comme un roi qui précède et guide ; comme un passeur qui accompagne les autres ; et comme un berger qui suit son troupeau. Travailler pour les autres, observa Sa Sainteté, demande du courage.
Une chercheuse demanda si la libération était momentanée ou permanente, conditionnée ou non. On lui répondit que la nature de la libération est la vacuité de l'esprit, qui n'est pas un phénomène composé dépendant d'autres facteurs. Voir les choses comme si elles avaient un noyau essentiel est une vision déformée. Le fait que les choses existent par le biais de la dépendance est naturel. Lorsque nous disons que la vacuité est dépendante, cela ne signifie pas qu'elle est conditionnée par des causes et des conditions. Elle existe par le biais d'une dépendance à d'autres facteurs. Comme le dit Nagarjouna, tout ce qui est dépendant est vide.
Invité à commenter la relation entre la vacuité et la production en dépendance, Sa Sainteté déclara que lorsque nous regardons un objet, il semble avoir une certaine essence en lui, mais ce n'est pas le cas. Les choses n'existent que par désignation. Il n'y a pas d'autre essence que celle-là. Il existe différents systèmes de raisonnement pour le montrer, comme l'absence d'une ou de plusieurs raisons et, le roi des raisonnements, la production en dépendance. La vacuité signifie que les choses n'ont pas d'existence indépendante. Djé Tsongkhapa clarifie la relation entre la vacuité et l'interdépendance ainsi :
« Les apparences sont l'infaillible interdépendance :
La vacuité est libre d'assertions.
Tant que ces deux compréhensions sont considérées comme séparées,
Vous n'avez pas encore réalisé l'intention du Bouddha.
Lorsque ces deux réalisations sont simultanées et concomitantes,
À la simple vue de l'infaillible interdépendance
Vient une certaine connaissance qui détruit complètement tous les modes de saisie mentale.
À ce moment-là, l'analyse de la vue profonde est terminée. »
Sa Sainteté répondit ensuite à quelqu'un qui voulut savoir comment un laïc pouvait faire un apprentissage comparable à celui des moines. Il lui dit que, comme il est nécessaire de cultiver la bodhicitta, il devait lire l'Entrée dans les pratiques des bodhisattvas de Shantidéva. Il lui recommanda également Les stances fondamentales de la voie médiane de Nagarjouna, ainsi que les ouvrages de Chandrakirti, l'Entrée dans la voie médiane et les Paroles Claires. En plus de ces livres indiens, il fit l'éloge de cinq ouvrages de Djé Tsongkhapa : la section sur la vue supérieure du Grand traité des étapes de la voie vers l’éveil, la section sur la vue supérieure du Traité de longueur intermédiaire des étapes de la voie, l'Illumination de la pensée, l'Océan de raisonnement et l'Essence des bonnes explications. Il est dit qu’avec un seule lecture, vous obtenez un aperçu ; si vous les lisez dix fois, vous obtenez dix aperçus.
« Si vous lisez et étudiez ces livres, déclara Sa Sainteté, vous acquerrez une confiance dans la vue de la voie du milieu. »
Interrogé sur la manière de faire face aux difficultés dans les moments de détresse, Sa Sainteté souligna la nécessité de ne pas se sentir démoralisé. Il souligna l'importance d'être déterminé à suivre ce que le Bouddha a enseigné, en se disant : « Quand pourrai- je poursuivre l'étude, sinon maintenant ? » Le point crucial est d'intégrer les enseignements en soi.
Une personne qui souhaitait connaître les différents points de vue philosophiques qui culminent dans la voie du milieu conséquentialiste fut invitée à lire la Grande exposition des systèmes philosophiques de Djamyang Shéba, un gros livre disponible en anglais.
Le Dr Anita Dudhane remercia Sa Sainteté pour cette série d'enseignements virtuels au nom de Nalanda Shikshas. Elle le remercia également pour la gentillesse avec laquelle il leur avait enseigné dans divers endroits en Inde, à Dharamsala, Bombay, Sankasya et Bodhgaya, depuis 2012.
Sa Sainteté répondit : « Nous avons dû nous rencontrer de cette façon à cause de la pandémie. Cependant, j'espère que d'ici la fin de cette année ou l'année prochaine, les choses se seront améliorées. J'ai hâte de me rendre à nouveau au Thekchèn Tcheuling Tsouglagkhang (Temple tibétain principal). Et j'espère qu'à la fin de cette année, je pourrai aller à Bodhgaya pour y enseigner. »
« Je m'attends à ce que ce corps perdure pour les 15 à 20 prochaines années et je suis déterminé à continuer à m'en servir pour m'exprimer. Le but de ma propre pratique est de partager ce que j'ai appris avec le plus grand nombre. Merci. »