Thekchèn Tcheuling, Dharamsala, Inde – Aujourd'hui, Sa Sainteté le Dalaï-Lama était invité à prendre part à une conversation sur la nécessité de la compassion pour la survie de l'humanité. C’est le Centre pour la science contemplative et l'éthique basée sur la compassion (CCSCBE) de l'université d’Emory qui est à l’origine de cet événement, présenté par son directeur Guéshé Lobsang Tènzin Négi. Celui-ci souhaita la bienvenue à Sa Sainteté et à tous ceux, dans le monde entier, qui étaient en train de suivre la conversation.
Négi présenta Grégory Fenves, le nouveau président de l'université d’Emory à Sa Sainteté. Il accueillit également chaleureusement Sa Sainteté, rappelant que ce dernier était un actif défenseur des bienfaits de la compassion et un professeur émérite à la présidence de l'université d’Emory. Fenves indiqua que la possibilité de travailler avec Sa Sainteté était un facteur déterminant pour l’attrait de son nouveau poste.
Guéshé Lobsang Tènzin Négi profita de l'occasion pour mettre Sa Sainteté au courant des travaux du Centre pour la science contemplative et l'éthique basée sur la compassion. Il lui dit que l'Initiative scientifique Emory-Tibet avait entièrement dédié son programme à l’établissement d’un enseignement scientifique accessible et durable pour les moines et les moniales tibétains dans un certain nombre de grands monastères. Le programme est dans sa quatrième phase, axée sur la formation des professeurs de sciences et des chercheurs monastiques, pour permettre à l'enseignement scientifique monastique d’accéder à son autonomie.
Quant au programme SEE Learning visant à intégrer les valeurs humaines fondamentales dans l'éducation, lancé par Sa Sainteté il y a un an et demi, il a été présenté à plus de 58 000 éducateurs dans 145 pays. Entre-temps, tout le matériel d'apprentissage du SEE est mis gratuitement à disposition dans le monde entier grâce au soutien de Sa Sainteté et à la générosité d'autres bienfaiteurs.
Il mentionna également qu'au cours des quinze dernières années, une formation cognitive sur la compassion était proposée dans le monde entier aux étudiants des universités et des écoles de médecine, aux médecins, aux infirmières, aux vétérans de l'armée et au grand public.
Négi présenta les deux participants qui allaient prendre part à la conversation avec Sa Sainteté : Le Dr Sanjay Gupta est praticien en neurochirurgie et membre du corps professoral à l'université d’Emory, et parallèlement médecin chef correspondant pour CNN. Mme Melani Walton, très investie dans l’humanitaire est co-fondatrice de la Fondation Rob et Melani Walton. La Fondation dont l’objectif est de chercher à promouvoir une culture mondiale de la compassion soutient généreusement l’œuvre du Centre (CCSCBE) d'Emory.
Melani Walton engagea la conversation en faisant remarquer que l'année 2020 nous a montrés que la compassion était aussi précieuse que l'eau. Elle demanda de quelle manière la compassion parvenait à résister à l'injustice.
« Tout d'abord, commença Sa Sainteté, je voudrais dire combien je suis heureux de pouvoir vous rencontrer tous avec l'aide de la technologie. Nos liens avec l'université d’Emory remontent à un certain temps. Emory a mis en place de nombreux programmes au profit des universitaires tibétains.
« Ces dernières années, de plus en plus de personnes se préocuupent de l’importance de trouver la paix de l’esprit. Avant cela, la paix mentale était rarement évoquée. Cependant, malgré les développements matériels et technologiques, nous sommes toujours confrontés à de nombreux problèmes. Si nous prêtons davantage attention aux moyens de développer la paix de l'esprit, nos actions seront plus à même de favoriser la paix. Personne ne veut se retrouver deant des problèmes, or nous devons voir que beaucoup des problèmes créés par les êtres humains trouvent leur origine dans l’agitation et la colère de notre esprit.
« L’ancienne tradition indienne foisonne d’explications sur le fonctionnement de l'esprit et des émotions et sur la manière dont elles peuvent nous perturber. Ces connaissances proviennent de sources religieuses, mais nous pouvons aujourd’hui les considérer d'un point de vue objectif et séculier. Nous pouvons tous apprendre à faire face aux émotions perturbatrices et à cultiver des qualités positives. L'université d’Emory est impliquée dans des recherches sur ce sujet depuis un certain temps, ce qui est très bien. »
Le Dr Sanjay Gupta dit à Sa Sainteté qu’il se sentait grandement honoré d'être en sa présence aujourd'hui. Il mentionna également être toujours très impressionné par la générosité de Sa Sainteté, prodigue de son temps. Il acquiesça aux propos de Sa Sainteté quant aux effets d’un esprit agité, un élément qui est apparu particulièrement évident pendant la crise du covid. Il fit part de son observation selon laquelle beaucoup de personnes s’étaient consacrées à aider les autres pendant cette crise, alors que d'autres refusaient même de porter un masque facial. Comment, voulut-il savoir, pouvons-nous encourager plus de gens dans le monde entier à être plus compatissants ?
« Cette pandémie à laquelle nous sommes confrontés, répondit Sa Sainteté, est très regrettable. De nombreuses personnes en sont mortes aux États-Unis, en Inde, en Europe et en Chine. Des experts scientifiques, qui en savent beaucoup plus que moi sur la question, cherchent le moyen d'y faire face. Je suis un simple méditant bouddhiste, mais il me semble qu'être trop anxieux nous crée des problèmes. Cela nous aiderait si nous cédions moins à la peur et à l'anxiété. Nous avons besoin de la force intérieure qui a le pouvoir de nous aider à nous défendre. Je crois que si nous sommes sujets à la peur et à l'anxiété, nous sommes plus susceptibles de tomber malades.
« L'hygiène physique a un rôle important à jouer pour préserver notre santé, mais nous avons également besoin d'un sens de l'hygiène émotionnelle ou mentale. Un moine que je connaissais, qui a passé 18 ans dans une prison chinoise, incarne cette idée. Il m'a dit que pendant tout ce temps, il s'était senti à plusieurs reprises en danger. Je pensais qu'il s’inquiétait pour sa propre vie et lui demandai de s'expliquer. Lorsqu'il précisa qu'il avait failli perdre sa compassion pour ses geôliers, j'ai réalisé l’importance que la paix de l’esprit avait eu pour lui et à quel point son attitude compatissante lui avait permis d’avoir moins de problèmes.
« Les scientifiques ont observé que nous sommes comblés d'affection dès notre naissance. Nos vies dépendent de la communauté dans laquelle nous vivons, donc la compassion et la considération pour autrui sont une nécessité biologique. Les jeunes enfants réagissent naturellement aux autres visages souriants. Ils ne se préoccupent pas de la couleur, de la foi ou de la nationalité de leurs camarades. Ce n'est que lorsqu'ils commencent à aller à l'école qu'ils se mettent à prêter davantage attention aux différences de race, de foi ou d'origine, ce qui tend à susciter la suspicion, la peur et la méfiance. Pour contrer ces réactions négatives, l'éducation devrait accorder plus d'attention à l'unité de l'humanité. En tant qu'humains, nous sommes semblables et nous devons tous vivre ensemble. »
Melani Walton remercia Sa Sainteté pour son nouveau livre écrit avec Franz Alt, Our Only Home (Notre seul foyer). Elle s'interrogea sur l'importance d'éduquer le cœur pour une planète saine.
« Que nous adoptions une approche spirituelle ou non, nous devons tous être réalistes. Nous devons penser à la planète entière et à l'ensemble de l'humanité, ce qui nous oblige à avoir un esprit plus ouvert et à baser l'éducation sur les découvertes scientifiques. »
Sanjay Gupta rappela que lorsqu'il était avec lui dans la colonie tibétaine de Mundgod, dans le sud de l'Inde, Sa Sainteté s’était exprimé sur l'importance d'un sourire authentique et chaleureux. Maintenant que tout le monde doit porter un masque et qu’il n’est pas possible de se toucher, il demanda comment exprimer des sentiments de chaleur humaine.
Sa Sainteté répondit que le fait de réagir avec suspicion à l’égard d’autrui crée une certaine distance entre nous. Si l’on peut être ouvert à tous, on pourra percevoir le monde entier comme une seule famille. On subira
bien moins de peur et d'anxiété. C'est là que la tradition indienne d’ahimsa, la non-violence, qui consiste à ne pas causer de tort aux autres, est une contribution précieuse aujourd'hui.
« Où que j'aille, j'essaie de cultiver le sens de l'unité de l'humanité. Je vois alors que tous ceux que je rencontre sont essentiellement identiques. Et ces personnes réagissent positivement à cela. Les animaux aussi. Je me souviens avoir un jour visité un parc à Vienne où les oiseaux venaient se nourrir sans crainte dans la main même des personnes qui leur donnaient. La peur mène à l'isolement, il est donc utile d'être ouvert aux autres. Je sais que si je ne montrais qu'un visage sévère, les gens seraient beaucoup moins gentils avec moi.
« La chaleur du cœur est un facteur fondamental pour le bonheur de tous. C'est ce qui amène toutes les traditions religieuses à véhiculer un message de compassion. Si vous croyez en Dieu, vous pouvez croire que nous sommes tous les enfants d'un seul père compatissant et, par conséquent, que nous devrions faire preuve de compassion les uns envers les autres. Les adeptes des traditions non théistes considèrent que puisque nous passons de vie en vie, il vaut mieux se comporter en faisant preuve de compassion. »
Melani Walton déclara avoir été très émue par l'appel de Sa Sainteté pour une révolution de compassion dans Our Only Home. Elle demanda si une approche plus ferme concernant la protection de la planète pouvait être une expression de compassion.
Sa Sainteté répondit que l'éducation moderne était inadéquate, car elle ne favorisait pas le sentiment d'unité de l'humanité. La protection de la planète est une chose qui nous concerne tous. Nous devons être un peu moins fixés sur notre petit intérêt personnel. Il lui dit que dès qu'il se réveille le matin, il se récite ce verset :
Tant que durera l'espace et
Tant qu’il y aura des êtres,
Puissé-je moi aussi demeurer
Pour éliminer la souffrance du monde.
Il s’interroge alors : « Je me suis réveillé, mais où est ce je ? Si je réfléchis au Bouddha, au corps, à la parole et à l'énergie du Bouddha, rien de tout cela n'est le Bouddha ; alors, où est-il ? Le sentiment d'avoir un je solide n'a aucun fondement. Il s'agit d'une simple désignation. Réfléchir à ces choses permet de réduire notre forte conscience du soi. Et cela est confirmé par les observations de la physique quantique selon lesquelles rien n'existe tel que cela apparaît. En même temps, en cultivant un sentiment d'altruisme, on réduit l’attitude égocentrique.
« Nous pensons aux choses en termes positifs ou négatifs. Nous considérons les gens comme des amis ou des ennemis. Mais cela vaut la peine d'investiguer pour savoir où se trouve cet adversaire. Ma pratique principale concerne ces deux éléments : la sagesse selon laquelle rien n'existe tel que cela apparaît et la méthode pour développer l'altruisme.
« Concernant la sagesse, je suis un adepte de Nagarjouna et de Chandrakirti, qui a également été son disciple. Je lis l'Entrée dans la Voie médiane de Chandrakirti et son auto-commentaire chaque fois que je le peux. Lorsque ce dernier critique les grands maîtres comme Vasubandhu et Dignaga qui, par peur, se rétractent lorsqu’il s’agit d’adopter le point de vue de Nagarjouna, j’ai le sentiment d’avoir une grande chance de ne pas partager cette vue.
« L'altruisme combiné à l'idée que rien n'existe tel que cela apparaît est une pratique puissante et profonde. Et c’est en l’adoptant que nous pouvons réduire nos émotions négatives. »
Mme Walton demanda comment le fait de s'occuper des autres contribuait à notre propre bien-être et Sa Sainteté rappela que nous faisons tous partie des sept milliards d'êtres humains vivant aujourd'hui. Nous devons montrer l'exemple.
« Je parle souvent de la valeur de la compassion, mais si j’étais le genre de personne à me mettre en colère chaque fois que les choses ne vont pas bien, ce serait hypocrite. Montrer le bon exemple est une bonne façon rendre service à autrui. »
Le Dr Gupta demanda pourquoi la compassion semblait s'estomper avec le temps.
« Cela peut arriver si nous nous fions plus à nos sentiments instinctifs qu'à la raison. La tradition de Nalanda adopte une approche raisonnée et logique et met l'accent sur la méditation analytique. Un jour, alors que je donnais une conférence au Japon, j’émis la suggestion que la méditation en un point, bien qu’intéressante, était moins efficace que la méditation analytique. À ceux qui m'écoutaient, je leur conseillai d'utiliser le temple comme lieu de discussion et de débat sur les enseignements du Bouddha pour parvenir à une compréhension plus profonde.
« Reconnaître que les choses sont produites en dépendance détruit la base de l'ignorance, l'idée fausse que les choses existent intrinsèquement, de leur propre côté. C'est quelque chose que nous, Tibétains, avons d’abord appris de Shantarakshita, le grand philosophe et logicien, venu au Tibet au 8e siècle. Il nous encouragea à examiner les propos de l’enseignant. Le Bouddha lui-même encourage l'investigation et l'analyse. Nous avons pu travailler de manière constructive avec les scientifiques grâce à notre héritage de la logique et de la raison.
« À un niveau plus profond, nous nous intéressons aux deux vérités : la vérité conventionnelle et la vérité ultime. La vérité ultime s’oppose directement à l'ignorance. L'altruisme, qui reflète la vérité conventionnelle, réduit nos comportements égocentriques. Ma propre pratique est ancrée dans ces deux vérités. Il y a certaines choses que nous avons apprises des scientifiques et certaines choses qu'ils ont apprises de nous. La capacité d'analyse de l’humain est très précieuse et la compréhension approfondie de la réalité à laquelle cette capacité conduit l'est aussi. »
Melani Walton reconnut l'importance de la compassion et, en guise de conclusion, déclara à Sa Sainteté qu'à partir de demain, le Centre pour la science contemplative et l'éthique basée sur la compassion mènerait des méditations en ligne sur la compassion auxquelles tout le monde pourrait se joindre. À partir de février, le centre organisera un défi de 21 jours sur la compassion. Elle dit à Sa Sainteté que tous ceux qui avaient participé à l’évènement priaient pour sa longue vie et sa bonne santé.
Guéshé Lobsang Tènzin Négi remercia Sa Sainteté d'avoir pris part à la conversation. « Comme je l'ai déjà mentionné, répondit-il, toutes les traditions religieuses soulignent l'importance de l'amour bienveillant. C'est une nécessité pour tous. C'est pourquoi il nous faut promouvoir la chaleur du cœur et l'amour bienveillant. Je tiens à remercier tous mes amis ici présents, mes frères et sœurs spirituels, pour le travail qu'ils accomplissent. Je leur en suis reconnaissant. Et jusqu'à ma mort, je resterai déterminé à apporter toute contribution possible pour faire de ce monde un monde meilleur. Merci. »