Le ciel était dégagé et le soleil matinal illuminait les ponts de la baie de Yokohama tandis que Sa Sainteté le Dalaï-Lama se rendait à pied sur les lieux de l'enseignement, avant que le public ne commence à arriver. Assis seul, Sa Sainteté commença les procédures préparatoires pour l'initiation d'Avalokitéshvara qu'il allait donner. Derrière lui était accroché une grande thangka de brocart représentant le Bouddha Shakyamouni, flanqué de Nagarjouna et Asanga, ainsi qu’une autre thangka représentant Avalokitéshvara, Seigneur du Monde. À côté de lui se trouvait un petit baldaquin contenant le mandala d'Avalokitéshvara.
Une fois que les gens commencèrent à remplir la salle, le Soutra du cœur fut récité, d'abord en japonais, puis en coréen, en chinois et en mongol.
« Bonjour, aujourd'hui je vais donner l'initiation du Grand Compatissant, Avalokitéshvara, Seigneur du Monde, annonça Sa Sainteté quand il fut prêt. En général, je classe les enseignements du Bouddha en deux catégories : la structure générale qui inclut les enseignements des soutras depuis les trois tours de la roue du dharma, et les enseignements spéciaux donnés à des groupes ou individus spécifiques. L'initiation tantrique d'aujourd'hui appartient à la catégorie des enseignements spécialisés.
« En Inde, on ne séparait pas les nouveaux tantras des anciens - distinction introduite au Tibet à l'époque de Lotsawa Rintchèn Sangpo. Dans l'ancienne tradition des tantras, il y a des enseignements appartenant à la lignée lointaine des kama, à la lignée proche des termas ou trésors cachés, et à la lignée proche des sources visionnaires. Cette initiation découle des visions secrètes du cinquième Dalaï-Lama. J'ai reçu les pouvoirs de Tagdrag Rinpoché quand j'étais très jeune et j’ai fait beaucoup de retraites s'y rapportant.
« Quand nous sommes arrivés en exil, nous n'avions pas de copie du texte, mais un exemplaire m'est finalement parvenu et, depuis lors, suivant la coutume du treizième Dalaï-Lama, je fais une offrande à Avalokitéshvara le dixième jour de chaque mois, conformément à ce texte. Au Tibet, il y avait une statue célèbre d'Avalokitéshvara dans le Potala, une autre dans le Djokhang, et une troisième - le Wati Sangpo ou Kyirong Djowo - qui se trouvait sous la garde du monastère Dzongkar Tcheudé. Lorsque le cinquième Dalaï-Lama a entrepris une retraite d'Avalokitéshvara, il a réuni les trois visions de divinités émergeant du cœur du Wati Sangpo.
« Cette statue, le Kyirong Djowo, a été apportée en Inde par les moines de Dzongkar Tcheudé et se trouve maintenant chez moi à Dharamsala. Les moines affirment qu'on peut voir différentes expressions sur son visage, et j'ai remarqué qu'il semble sourire quand je fais des prières liées à la bodhicitta. J'en ai rêvé une fois où je lui parlais face à face. Je lui ai demandé s'il avait réalisé la vacuité. Il m’a répondu oui. Certains considèrent les Dalaï-Lamas comme des émanations d'Avalokitéshvara, mais je me considère comme étant tout simplement son messager. »
Sa Sainteté parla de la tradition de Nalanda et de la façon dont elle s'était répandue après avoir été introduite au Tibet par Shantarakshita. Il raconta que le pèlerin chinois Xuanzang avait visité l'université de Nalanda, où il avait étudié et où, dit-on, il aurait rencontré Nagabodhi, le disciple de Nagarjouna. Finalement, la tradition de Nalanda est sortie du Tibet pour se répandre en Mongolie et dans les républiques russes mongoles de Kalmoukie, de Bouriatie et de Touva.
Sa Sainteté observa qu'au Tibet on avait autrefois l'habitude de vénérer un ensemble d'érudits indiens connus sous le nom des Six Ornements et Deux Suprêmes, mais il lui est apparu qu'on avait oublié plusieurs érudits éminents. Ajoutant leurs noms, il dressa une nouvelle liste des Dix-sept Maîtres de Nalanda et commanda un tableau de chacun d'eux. Il fit remarquer que Tènzin Gyaltsèn, Lama Khounou Rinpoché, lui avait dit que, parmi les érudits indiens, plusieurs maîtres bouddhistes étaient remarquables et que des textes comme Les stances fondamentales de la Voie du Milieu de Nagarjouna et le Commentaire du Compendium de la cognition valide de Dharmakirti étaient des œuvres sanskrites de la plus haute qualité.
Revenant à la question des visions et des Dalaï-Lamas, Sa Sainteté rappela que Guèndune Droup, le premier Dalaï-Lama, avait étudié avec Djé Tsongkhapa, que c’était un pratiquant sérieux qui avait des visions de Tara. Le deuxième Dalaï-Lama, Guèndune Gyatso, avait eu des visions de divinités dès son enfance. En raison de divergences avec Pantchèn Yéshé Tsémo, il n'avait pas pu rester au monastère de Tashi Lhounpo qui avait été fondé par son prédécesseur, et était allé à Drépoung. Là, l'abbé avait fait un rêve dans lequel il voyait les Tènma Tchounyi (les douze déesses protectrices du Tibet) en train de porter un moine vers le monastère. Il avait dit aux moines que quelqu'un allait arriver et qu'il convenait de bien l'accueillir.
En temps voulu, Guèndune Gyatso devint l'abbé de Drépoung et, plus tard, l'abbé de Séra. Il avait un lien particulier avec Paldèn Lhamo. « Une fois, j'ai rêvé que j'étais au sommet du Potala, expliqua Sa Sainteté, et j'ai entendu la poignante mélopée de l'offrande de Drépoung à Paldèn Lhamo. Une voix m'a dit que c’était Guèndune Gyatso qui l'avait composée.
« Le deuxième Dalaï-Lama est connu pour avoir fondé le monastère de Tcheukhor Gyal et ouvert le lac Lhamo Latso. Il a également fondé Ngari Dratsang et Dagpo Dratsang. Le troisième Dalaï-Lama, Sonam Gyatso, l'a emmené en Mongolie, comme s'il existait un plan pour que les Dalaï-Lamas étendent leur influence. Finalement, le Cinquième devint le chef temporel et spirituel du Tibet. »
Sa Sainteté rappela qu'il était né dans un humble village près de Koumboum, le lieu de naissance de Djé Tsongkhapa, qui incarne l'approche selon laquelle, grâce au raisonnement analytique, on peut transformer son esprit et donner un sens à sa vie. Tant que nous nous accrochons à l'ignorance, comme cette notion que les choses ont une existence indépendante, nous verrons surgir en nous des émotions destructrices. Sa Sainteté cita ensuite Aryadéva :
Au fur et à mesure que le sens tactile[envahit] le corps
La confusion est présente partout (dans toutes les émotions destructrices).
En surmontant la confusion, vous pourrez également
Surmonter toutes les émotions destructrices.
Il précisa toutefois que l'ignorance n'étant pas fondée sur la raison, elle peut être vaincue et, avec elle, les problèmes qu'elle engendre.
Sa Sainteté annonça qu'il donnerait les préceptes pour laïques. Il souligna que les Éveillés ne lavent pas les mauvaises actions avec de l'eau, pas plus qu'ils n'ôtent les souffrances des êtres avec leurs mains, ou ne transplantent leur propre réalisation dans les autres. C'est en enseignant la vérité de la réalité qu'ils aident les êtres à trouver la liberté. Ils indiquent le bon chemin, libre à nous de le suivre.
Il rappela également que le Bouddha hésitait à enseigner ce qu'il avait réalisé après son éveil, parce que personne ne comprendrait ce qu'il avait à dire. Cependant, expliquant finalement que " aux yeux des nobles, c'est la vraie souffrance... ", il enseigna les Quatre Nobles Vérités. Plus tard, pendant le deuxième tour de la roue du dharma, il enseigna la perfection de la sagesse. Le sens explicite de ces enseignements était le vide d'existence indépendante, dont l'explication détaillée reviendrait à Nagarjouna. Le sens implicite était de savoir comment progresser sur le chemin, ce qu'Asanga a clarifié dans les Cinq Traités de Maitréya.
Avant de conférer l'initiation, Sa Sainteté donna une transmission explicative de la Louange au Bouddha pour l'enseignement de la production en dépendance de Djé Tsongkhapa. Il rappela que lorsque Tsongkhapa avait quitté son Amdo natal pour le Tibet central à l'âge de 16 ans, son professeur Dhondoup Rintchèn lui avait donné des conseils très clairs sur la manière dont il devait poursuivre ses études. C'est ainsi qu'il s'était rendu au monastère kadampa de Sangphou où il s'était engagé dans des études philosophiques avant de se présenter aux examens.
À Gadong, il avait eu une vision de Manjoushri qui dorénavant allait le conseiller. Plus tard, il était en train d'enseigner à un cercle de disciples, quand Manjoushri lui dit d'aller en retraite. Quand Tsongkhapa exprima les appréhensions de certains à l’idée qu’il interrompe ses enseignements, Manjoushri lui dit qu'il avait mieux à faire. Tsongkhapa entra dans une retraite stricte et austère avec des compagnons comme Togdèn Djampa Gyatso.
Sa Sainteté dit alors que lorsqu'il était jeune, il avait mémorisé la Louange au Bouddha pour l'enseignement de la production en dépendance en une seule matinée. Plus tard, il en reçut une explication du maître Kinnauri Gyèn RigzinTèmpa, qui l'avait lui-même reçue de Khangsar Dordjé Tchang. Une fois la lecture du texte terminée, Sa Sainteté entama l'initiation d'Avalokitéshvara, à laquelle les membres de l'assistance prêtèrent une attention toute particulière. Après deux jours d'enseignements bouddhiques, il mit un point d'honneur à saluer de la main le public dans tous les coins de la salle, avant de serrer les mains qu'on lui tendait au pied de l'estrade, tout en se préparant à partir. Demain, il prendra part à un dialogue entre science moderne et science bouddhique.