Bambolim, Goa, Inde, 7 août 2018
Ce matin, Sa Sainteté le Dalaï-Lama quitta son hôtel du bord de mer pour se rendre à 35 km à l'intérieur des terres jusqu'au Goa Institute of Management (GIM) à Sanquelim. L'Institut, classé parmi les meilleures écoles de commerce du pays, compte 672 étudiants à temps plein et 90 à temps partiel, dont 42 % sont des femmes, et célèbre son 25ème anniversaire.
Le ciel était chargé de nuages de mousson, les champs et les arbres étaient d'un vert intense, alors que les routes étaient remarquablement dégagées grâce à une gestion efficace de la circulation policière. Sa Sainteté fut accueilli à son arrivée par le directeur, Ajit Parulekar et le président du conseil d'administration, Ashok Chandra, qui l'escortèrent dans la salle jusqu'à la scène. Lorsqu'il monta, une acclamation chaleureuse se leva. Comme d'habitude, il aida à allumer la lampe inaugurale.
Le président Ashok Chandra, au nom de l'Institut, exprima leur grande fierté que Sa Sainteté les ait honorés en acceptant leur invitation. Il accueillit également le Père Romuald d'Souza, qui créa l'Institut il y a 25 ans, en faisant remarquer que, sans le soutien des fondateurs, il n'y aurait pas de GIM aujourd'hui. Il dit qu'il aimait à croire que le GIM était spécial, parce que celui-ci se demande, à la façon d’un être humain : qui suis-je ? Quelles sont mes valeurs ? L'éthique et les valeurs humaines sont importantes pour le GIM, qui s'efforce de les respecter et de les inculquer à ses élèves.
Le directeur Ajit Parulekar parla avec enthousiasme d'un nouveau partenariat entre le GIM et le Dalai Lama Center for Ethics and Transformative Values du MIT, qui vise à améliorer l'apprentissage de l'éthique à l'institut. Il mentionna que le Vén. Tenzin Priyadarshi du DLCETV regrettait de ne pouvoir assister à la cérémonie d'aujourd'hui. Le partenariat vise à établir de nouvelles normes pour la formation à l'éthique et à l'empathie, afin qu'elles imprègnent tous les aspects de la société civile. Dans un monde incertain et instable, cela nécessitera l'émergence d'un leadership responsable, auquel le GIM peut apporter une contribution efficace. Le directeur mentionna également que le GIM supervisera l'introduction du programme d'apprentissage social, émotionnel et éthique développé par le partenariat Emory-Tibet dans les écoles de Goa.
Le Père Romuald d'Souza dit à Sa Sainteté que le GIM a incorporé dès le début l'éthique dans ses cours de commerce, en adoptant une approche rationnelle. Il ajouta qu'en encourageant la compassion, le pardon et la clémence, l'institut cherche à éduquer le cœur comme le cerveau.
Dès le début de son exposé, Sa Sainteté demanda au Père d'Souza son âge et fut impressionné d'apprendre qu'il avait 93 ans. Il admit, dans son introduction, qu'il était 10 ans plus jeune :
« Frère aîné et respecté, et vous autres frères et sœurs, je suis extrêmement heureux d'être ici pour partager certaines de mes pensées avec vous. »
S'inspirant d'un slogan sur le mur de la salle : « l'apprentissage ne s'arrête jamais au GIM », il mentionna les paroles célèbres d’un érudit tibétain, disant que même si vous mourez demain, cela vaut la peine d'étudier et d'apprendre quelque chose aujourd'hui en raison de l'impact positif que cela peut avoir sur l'esprit.
« Nous sommes peut-être conscients sur le plan sensoriel, mais l'apprentissage se fait sur le plan mental, poursuivit-il, c'est pourquoi il est important de faire attention à notre conscience mentale. Nous devons examiner notre conscience à un niveau plus profond que notre état de veille, dominé tel qu’il est par l'expérience sensorielle. La conscience est plus subtile lorsque nous rêvons et il n'y a pas de distractions sensorielles extérieures. Dans le sommeil profond, elle est encore plus subtile, mais la conscience la plus subtile se manifeste au moment de la mort. En fait, certaines personnes sont capables d'accéder à ce niveau de conscience et leur corps reste frais un certain temps après la mort clinique. Les scientifiques étudient ce phénomène pour comprendre ce qui se passe.
« Au niveau sensoriel, la conscience est liée à des images, des sons, des odeurs, des goûts et des aspects du toucher agréables, y compris le sexe. Mais la colère et l'amour bienveillant ne sont pas des expériences sensorielles. Ils ont lieu au niveau de l'esprit. L'éducation moderne tend à accorder plus d'attention aux objectifs matériels et à l'expérience sensorielle. Bien que toutes les traditions religieuses enseignent l'amour, la tolérance et ainsi de suite, en Inde, la longue histoire de pratiques visant à développer un esprit de calme (shamatha) et une vision analytique (vipassana) ont donné lieu à une compréhension approfondie du fonctionnement de l'esprit et des émotions.
« Dans le monde d'aujourd'hui, confronté à une crise émotionnelle, cette connaissance n'est pas seulement pertinente, elle est précieuse. Les scientifiques nous disent qu'ils ont la preuve que la nature humaine fondamentale est compatissante. Notre expérience commune des soins et de l'affection que notre mère nous a prodigués dans notre enfance, sans lesquels nous ne survivrions pas, le confirme. Les scientifiques ont également observé que la colère, la peur et la suspicion perpétuelles minent notre système immunitaire, alors qu'une attitude compatissante le soutient.
« Nous sommes des animaux sociaux. L'altruisme attire les amis et rapproche les gens ; la colère les sépare.
« Jusqu'à il y a environ 200 ans, l'éducation était du ressort des institutions religieuses, qui étaient chargées d'inculquer des principes moraux à leurs adeptes. Depuis que les établissements éducatifs et religieux se sont séparés, cette responsabilité est devenue caduque. Nous avons tous besoin de principes moraux pour notre propre paix de l'esprit, ils devraient donc faire partie de notre éducation. Je crois que seule l'Inde peut combiner l'éducation moderne avec l’ancienne connaissance indienne de l'esprit et des émotions. »
Sa Sainteté observa que, bien que cette connaissance se soit développée en Inde, l'intérêt qu'elle suscitait s'est détérioré au fil du temps. Cependant, en sauvegardant la tradition de Nalanda, les Tibétains l'ont gardée vivante et ramenée dans sa terre natale. Il suggéra que les Tibétains pouvaient contribuer à faire revivre en Inde l’ancienne compréhension de l'esprit et des émotions, la raison et la logique. Il mentionna que, dans les universités monastiques rétablies, principalement au Karnataka, il y a 10 000 moines et moniales formés et équipés pour enseigner. Beaucoup d'entre eux sont aujourd'hui capables de communiquer en anglais, en hindi et en kannada, en plus du tibétain.
Il proposa d'encourager les Indiens installés à l'étranger d’inviter les autres à partager des festivals comme Diwali et à discuter des anciennes traditions indiennes comme l'ahimsa ou la non-violence. Il affirma également qu'en tant que pays démocratique le plus peuplé du monde, l'Inde devrait montrer au monde qu'il est possible pour les traditions religieuses de vivre ensemble en harmonie.
« En nous attaquant à nos émotions destructrices, nous pouvons obtenir la paix de l'esprit, ainsi l'objectif de faire du XXIème siècle une ère de paix et de compassion est réalisable. Il faudra trouver des solutions aux problèmes par le dialogue, et non recourir à la force. Par conséquent, la démilitarisation devient un autre objectif, tout comme l'élimination programmée des armes nucléaires. Mais pour atteindre l'un ou l’autre de ces buts, il faut d'abord qu'ils soient eux-mêmes fondés sur un sentiment de désarmement intérieur. »
Sa Sainteté invita l'auditoire à poser des questions et la première personne à le faire voulut savoir comment appliquer les anciennes connaissances indiennes dans la vie de tous les jours. Il lui expliqua que cela impliquait l’étude de l'esprit et des émotions de façon rationnelle et logique. Il cita deux villes américaines, l'une qui s'est déclarée ville de compassion et l'autre qui s'est redéfinie comme une ville de bienveillance. En raison de l'importance donnée à la bienveillance et la compassion et les programmes associés, les étudiants des deux villes sont devenus nettement moins violents et plus enclins à aider les autres.
Lorsqu'on lui demanda comment trouver la paix de l'esprit, Sa Sainteté recommanda d'adopter une vision plus holistique des problèmes rencontrés. Si vous ne les regardez que sous un seul angle, ils peuvent sembler accablants, alors qu’avec un point de vue plus large, ils semblent plus faciles à gérer. Il cita le maître indien du 8ème siècle Shantidéva qui a conseillé d'analyser une situation difficile pour découvrir si elle pouvait être surmontée. Dans l’affirmative, il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Vous devez plutôt agir. Si elle ne peut pas l’être, s'en inquiéter ne sert à rien.
Sa Sainteté fut invité à parler d'une époque où il eut peur, et il évoqua la nuit du 17 mars 1959 où il s'échappa de Lhassa. Ses efforts de médiation avec les forces communistes chinoises avaient échoué et il ne semblait pas y avoir d'autre choix que de partir. Mais il fallait traverser le camp militaire chinois dans l'obscurité ainsi qu’une grande rivière. Il eut peur, dans la mesure où il ne savait pas s'il verrait l'aube le jour suivant. Après le premier passage, sa peur commença à s'estomper.
« Les communistes chinois partent du principe que le pouvoir vient du canon d'une arme, de la force militaire. Mais la force des Tibétains réside dans la vérité. Le pouvoir de l'arme est temporairement décisif, mais à long terme, c'est le pouvoir de la vérité qui est le plus durable. » Le public applaudit.
« Nous avons soulevé la question du Tibet à l'ONU avec peu d'effet. Nehru m'expliqua que les États-Unis n'entreraient pas en guerre contre la Chine pour le Tibet et que, tôt ou tard, nous devrions entamer des discussions avec les Chinois. Depuis 1976, nous n'avons pas recherché l'indépendance. Cela n'a aucune incidence sur le passé. Les documents historiques chinois montrent qu'aux VIIème, VIIIème et IXème siècles, les empires chinois, mongol et tibétain ont prospéré. Aujourd'hui, j'admire l'esprit de l'Union européenne dont les membres placent l'intérêt commun avant la souveraineté nationale. Dans un tel esprit, si nous obtenions les droits qui nous sont accordés par la constitution chinoise, il pourrait y avoir des avantages à rester avec la R.P.C. »
Pour contrer la possibilité de prendre de mauvaises décisions sous l'influence d'émotions négatives, Sa Sainteté recommanda une fois de plus d'adopter une vision plus holistique de la situation. Il fit remarquer qu'il comprenait que le Mahatma Gandhi avait été prêt à laisser Jinnah devenir Premier ministre de l'Inde indépendante, mais Nehru s'y était opposé en raison de ses propres ambitions. Il ajouta que Nehru était sage à bien des égards, mais qu'il arrive parfois que des erreurs se produisent. L'important, dit Sa Sainteté, c'est que la responsabilité de prendre des décisions est sur vos propres épaules. Vous devriez prendre votre décision après mûre réflexion, puis vous y tenir et la suivre jusqu'au bout.
Il expliqua que les émotions destructrices naissent de l'ignorance, en particulier de la méprise sur la façon avec laquelle les choses apparaissent réelles. Bien que les phénomènes semblent avoir une existence indépendante ou intrinsèque, lorsque nous comprenons qu’ils se produisent en dépendance d'autres facteurs, notre tendance à céder aux émotions négatives s'affaiblit.
Une dernière question demanda ce que Sa Sainteté avait pensé lorsqu'il avait été reconnu comme le Dalaï-Lama. Il raconta que sa mère lui avait dit que, le jour où l'équipe de recherche du gouvernement tibétain est arrivée chez lui, il était particulièrement excité. Il avait couru vers eux et reconnu plusieurs d'entre eux - probablement la conséquence d'un souvenir antérieur.
Quant à l'avenir de l'institution du Dalaï-Lama, Sa Sainteté a clairement indiqué depuis 1969 qu'il appartiendra au peuple tibétain de décider s'il y aura ou non un 15ème Dalaï-Lama.
« Ma responsabilité est maintenant de veiller à ce que ma vie quotidienne ait un sens. C’est la prière suivante qui me guide :
Aussi longtemps que durera l'espace.
Et tant qu'il y aura des êtres vivants,
Puissé-je moi aussi demeurer
Pour dissiper la misère du monde.
« Je suis déterminé à conserver cet objectif. Un individu peut faire la différence. En tant qu'êtres humains, vous voulez tous avoir une vie heureuse. Si vous avez trouvé quoi que ce soit d'intéressant dans mes propos, partagez-le avec vos amis - c'est ainsi que les idées se répandent. Si ce que j'ai dit n'avait que peu d'intérêt, n'hésitez pas à l'oublier. Merci. »
La salle s’emplit à nouveau d'applaudissements soutenus et chaleureux.