Mumbai, Inde
Le soleil était chaud et le ciel bleu lorsque Sa Sainteté le Dalaï-Lama se rendit aujourd’hui à l’Université de Mumbai. Il avait été invité à inaugurer une conférence internationale sur le concept de maitri ou metta, habituellement traduit par amour bienveillant ou bienveillance. Il fut accueilli à son arrivée sur le campus de Vidyanagari, à Kalina, par le vice-chancelier, le professeur Subhas Pednekar, le ministre du gouvernement du Maharashtra, Rajkumarji Badole, et la chef du département de philosophie, Dr Geeta Ramana. Ils accompagnèrent Sa Sainteté au Green Technology Auditorium, où il fut invité à se joindre au public composé de près de 300 étudiants et professeurs, pour prendre place au premier rang.
Le Dr Archana Malik-Goure souhaita la bienvenue aux invités et à tous ceux présents. Pendant les premières minutes, cinq étudiants, dont l’un était aveugle, présentèrent une performance rigoureuse de postures de yoga tout en gardant une bougie allumée sur la tête. En même temps, une série de questions et de réflexions sur le concept de maitri fut projetée sur un écran au-dessus d’eux. Les enfants présentèrent des bouquets à Sa Sainteté et aux autres invités.
Dans son introduction, le Dr Geeta Ramana déclara que l’université et le département de philosophie en particulier étaient bénis par la présence de Sa Sainteté. Elle expliqua qu’une conférence de trois jours, démarrant d’aujourd’hui, allait étudier le concept familier d’amour bienveillant et de bienveillance d’un point de vue philosophique. Elle invita le vice-chancelier à remettre une écharpe à Sa Sainteté, après quoi un grand nombre de professeurs montèrent sur scène pour présenter leurs propres salutations.
Le premier invité d’honneur, Shri Rajkumarji Badole, lui-même bouddhiste, ouvrit son discours en récitant une prière de refuge en pali. Il parla d’abord en marathi, puis en anglais, déclarant que maitri est un état d’esprit qui favorise le bonheur de la famille et de la communauté. Il se dit privilégié de partager une tribune avec Sa Sainteté.
Le vice-chancelier Pr. Subhas Pednekar dit aux participants à quel point il appréciait l’initiative du département de philosophie d’avoir organisé cette conférence pour explorer et discuter de maitri. Il déclara que c’était un honneur d’écouter Sa Sainteté, une personne si célèbre pour son travail pour la paix et l’harmonie dans le monde.
Il déclara que l’Université de Mumbai, fondée en 1857, est l’une des premières universités d’État en Inde. Avec plus de 500 000 étudiants et plus de 700 établissements affiliés, c’est aussi l’une des plus grandes. C’est la seule université à avoir produit cinq lauréats du Bharat Ratna, la plus haute distinction civile d’Inde. Il termina en demandant à Sa Sainteté de publier le deuxième numéro du premier volume de la revue du département de philosophie et de prononcer le discours inaugural.
« Frères et sœurs respectés, commença Sa Sainteté, dans le monde d’aujourd’hui, nous devons faire un effort particulier pour promouvoir l’amour bienveillant. Les femmes ont un rôle particulier à jouer à cet égard, car elles sont généralement plus sensibles à la douleur d’autrui. Dans mon propre cas, c’est ma mère qui m’a d’abord appris la bonté. Elle en a semé la graine dans mon esprit. C’est notre mère qui donne à la plupart d’entre nous un exemple vivant de bonté dès le début de notre vie.
« D’un autre côté, les guerriers du passé étaient presque tous des hommes. Ils sont célébrés comme des héros et pourtant c’étaient des tueurs. N’est-il pas vrai que la plupart des bouchers sont aussi des hommes ? Il est donc raisonnable de saluer d’abord nos sœurs.
« J’apprécie beaucoup que vous m’ayez invité à cette conférence ; nous avons besoin de ce genre de discussion. D’une certaine façon, l’amour bienveillant est quelque chose que nous tenons pour acquis, alors que des efforts sont nécessaires pour le développer. Notre niveau d’éducation est très développé, mais regardez le monde qui nous entoure. Nous sommes en paix ici, mais ailleurs, en ce moment même, des gens sont tués et des enfants innocents meurent de faim. Regardez ce qui se passe en Syrie et au Yémen. Nous donnons trop d’importance aux différences de nationalité, de foi ou de race et négligeons la souffrance des autres parce qu’ils ne sont pas « comme nous ».
« Au 20ème siècle, tant de souffrances ont été causées par la violence et la guerre, et pourtant nous avons encore tendance à penser que nous pouvons résoudre les problèmes en recourant à la force. Ce n’est pas un symptôme sain, cependant la plupart des gens sur cette planète en ont assez de la violence. Regardez tous ceux qui ont manifesté contre l’imminence de la guerre en Irak. Un autre exemple est la création de l’Union européenne par des nations qui se sont battues tout au long de l’histoire. Après les horreurs de la Première et de la Seconde Guerre Mondiale, elles ont conclu qu’il était plus important de protéger l’intérêt commun que d’affirmer la souveraineté nationale.
« Vivre ensemble exige des efforts, mais nous devons nous efforcer de faire de ce siècle une ère de paix et de non-violence. Nous avons besoin d’une approche humaine pour résoudre les problèmes entre nous. Nous devons parler au lieu de nous battre, nous engager dans un dialogue constructif fondé sur le respect mutuel. La colère trouve sa source dans le sentiment qui divise entre « nous » et « eux ». Au lieu de cela, nous devons respecter les autres en tant que membres de l’humanité, comme nous. Nous devons également viser à créer un monde démilitarisé. Toutefois, pour parvenir au désarmement externe, il faut un désarmement intérieur. C’est là qu’intervient maitri, l’amour bienveillant. »
« L’économie mondiale ne connaît aucune frontière nationale. La menace du changement climatique n’est pas non plus limitée par les frontières nationales ; il nous affecte tous. Ces caractéristiques de notre vie exigent que nous travaillions ensemble. » Sa Sainteté expliqua que l’éducation moderne est orientée vers des objectifs matériels, mais qu’elle doit aussi se concentrer sur les valeurs intérieures. « En plus de l’hygiène physique, nous avons besoin d’une hygiène émotionnelle, d’apprendre à affronter nos émotions destructrices. »
Les mères ont donné naissance aux 7 milliards d’êtres humains vivant aujourd’hui. Ils ont survécu grâce aux soins et à l’affection. Étant jeunes enfants, ils ne se souciaient pas de leur nationalité, de leur foi ou de leur caste, mais ont appris à faire ces différences, ce qui leur a donné ce sentiment de « nous » et « eux ». C’est ainsi que nous créons nos propres problèmes, malgré le fait qu’à un niveau plus profond, nous sommes tous pareils, étant humains. Maitri et karouna, la bienveillance et la compassion sont essentielles dans la vie de tous les jours. Ils sont décrits dans les textes religieux, mais nous pouvons les observer et les développer de manière objective, laïque.
« Il est facile d’être bienveillant envers nos parents et amis, continua Sa Sainteté, mais c’est plus dur envers nos ennemis. Un ennemi peut sembler hostile, mais il reste un être humain comme vous. L’amour bienveillant envers un ennemi est un amour bienveillant authentique. De même, une compassion impartiale envers un ennemi est une compassion authentique. Voilà à quoi nous devons parvenir par l’entraînement.
« Parce que la colère et l’hostilité détruisent notre paix de l’esprit, ce sont elles nos véritables ennemies. La colère ruine notre santé ; une attitude de compassion la restaure. Si la nature humaine était la colère, il n’y aurait aucun espoir ; or il y en a, puisque sa nature est compassion. C’est pourquoi le développement des valeurs intérieures devrait faire partie de l’éducation. C’est aussi pourquoi j’essaie de faire revivre l’ancien savoir indien du fonctionnement de l’esprit et des émotions. Le Bouddha était issu des traditions indiennes comme ahimsa et karouna. Nous devons faire revivre ces qualités, les combiner avec l’éducation moderne et les partager avec les autres pays d’Asie.
« Depuis le 8ème siècle, nous, le Tibétains, avons maintenu la tradition de Nalanda à laquelle Shantarakshita nous a initiés. Elle consiste à étudier des textes difficiles en mettant l’accent sur la raison et la logique. Ma formation, comme celle d’autres moines et moniales tibétains, a impliqué une telle immersion dans la tradition de Nalanda, que même si je suis physiquement tibétain, je suis mentalement indien. Beaucoup d’entre vous sont peut-être physiquement indiens, mais je soupçonne que vous soyez plus attirés mentalement par l’Occident. L’ancien savoir indien peut nous aider à cultiver la paix de l’esprit. Dans ce maitri, il y a une valeur humaine fondamentale, pas seulement un concept bouddhiste, que nous pouvons comprendre objectivement. »
En répondant aux questions du public, Sa Sainteté évoqua le déclin de l’intérêt porté aux valeurs intérieures, conséquence du fait que les institutions éducatives ont cessé, depuis la révolution industrielle, d’être influencées par la religion. Aujourd’hui, il est urgent de développer une éducation plus équilibrée, plus laïque et qui tienne compte des valeurs intérieures. Si nous faisons cela, nous verrons peut-être à quel point investir de l’argent dans, par exemple, des armes nucléaires que personne n’ose utiliser est un gaspillage de ressources. Les fonds seraient beaucoup mieux utilisés pour la santé et l’éducation.
Sa Sainteté souligna que nous ne parviendrons pas au changement par la seule prière ; nous devons agir. Dans le contexte de l’action physique, verbale et mentale, c’est l’action mentale, la motivation, qui est la plus efficace. Il faut une motivation positive pour être bénéfique. Si nous adoptons une approche holistique, exempte de préjugés émotionnels, notre action sera plus réaliste.
Le Dr Archana Malik-Goure conclut la réunion en remerciant Sa Sainteté de sa présence, lui disant que ce fut un privilège de l’écouter. Elle remercia également tous ceux qui avaient participé à la conférence, le ministre, le vice-chancelier et secrétaire général, ainsi que le comité organisateur.
« Il y a presque dix ans, observa Sa Sainteté en signant pour le vice-chancelier un exemplaire de « Science and Philosophy in the Indian Buddhist Classics, Vol. 1 : the Physical World » (Science et philosophie dans les classiques bouddhiques indiens, Vol. 1 : le monde physique), nous avons commencé à réfléchir à la littérature bouddhique traduite du sanskrit, et dans une certaine mesure du pali, vers le tibétain. Le contenu de ces plus de 300 volumes peut être classé en sujets religieux ou purement bouddhistes, mais aussi en philosophie et science bouddhistes. Nous avons commencé à en extraire les contenus traitant de philosophie et de science bouddhistes, pour les rassembler et les publier d’abord en tibétain. Ce recueil a été traduit en plusieurs langues et je tiens à vous remettre ce premier volume publié en anglais. Je vous exhorte à ne pas l’oublier sur une étagère de bibliothèque, mais à encourager les gens à la relire encore et encore jusqu’à ce qu’il soit usé. »
Sa Sainteté se joignit à ses hôtes et proposa aux invités de déjeuner dans le foyer d’étudiants du Centre d’excellence en sciences fondamentales, situé à proximité, avant de retourner à son hôtel.