Thekchen Chöling, Dharamsala, Inde – Sa Sainteté le Dalaï-Lama fut invité aujourd'hui par l'India International Centre (IIC) et la Fondation pour la responsabilité universelle de Sa Sainteté le Dalaï-Lama (FURHHDL) à parler de l'héritage indien de karouna et ahimsa, et à répondre aux questions de plusieurs vieux amis. Dès qu'il s'assit, Rajiv Mehrotra, secrétaire FURHHDL, le salua : « Tashi Delek, Votre Sainteté, notre gratitude envers vous pour ce que vous êtes et pour être avec nous aujourd'hui. M. NN Vohra, Président de l'IIC, vous accueillera. »
M. Vohra se souvint de sa longue relation avec Sa Sainteté pendant son service au gouvernement indien, qui a commencé le jour même où le Premier ministre Nehru a annoncé que Sa Sainteté était entré en Inde après s'être échappé du Tibet. Il a eu l'occasion de rencontrer Sa Sainteté à de nombreuses reprises au fil des ans, et l'a récemment reçu en tant qu'invité au Centre international de l'Inde. Il la accueillit en disant : « Namaskar ».
Sa Sainteté répondit qu'il était très heureux d'avoir l'occasion de parler avec des amis de longue date par liaison vidéo. « Depuis 61 ans, l'Inde est mon pays, leur dit-il. Comme le Premier ministre l'a mentionné à l'ONU, le Bouddha était un Indien. Toute ma pensée est basée sur les enseignements du Bouddha. Le conseil qu'il a donné à ses disciples relève d'une approche scientifique : "Ô moines et érudits, comme on teste l'or en le brûlant, en le coupant et en le frottant, examinez minutieusement mes paroles et ne les acceptez qu'après, et pas seulement par respect pour moi".
« Bien que nous soyons tibétains et que nos visages soient différents des vôtres, mentalement, nous sommes indiens. En effet, au VIIe siècle, bien que le roi du Tibet de l'époque ait eu des liens étroits avec la Chine de la dynastie Tang, il a choisi de modeler l'écriture tibétaine à partir de l'écriture indienne Devanagari. Au siècle suivant, malgré la présence de professeurs bouddhistes chinois, le roi a choisi d'apporter au Tibet l'apprentissage bouddhiste de l'université de Nalanda. En conséquence, il a invité le grand érudit Shantarakshita à lui rendre visite. Shantarakshita lui conseilla de traduire la littérature bouddhiste indienne dans la langue écrite des Tibétains.
« La collection qui en résulte comprend 100 volumes des discours du Bouddha et environ 200 volumes d'œuvres de maîtres tels que Nagarjouna, Aryadéva et Arya Asanga. Ceux-ci traitent de logique, de philosophie, de psychologie et du vinaya, la discipline monastique. Nous mémorisions beaucoup de ces œuvres. J'ai moi-même commencé à apprendre plusieurs de ces livres par cœur dès l'âge de sept ans. Par conséquent, mon esprit et l'esprit de mes compatriotes tibétains sont remplis de pensées indiennes.
« J'ai maintenant près de 86 ans et ma vie est guidée par quatre engagements. Le premier est qu'en tant qu'être humain, j'essaie de faire comprendre que l'humanité a besoin des traditions indiennes de karouna et ahimsa. En tant qu'êtres humains, nous sommes tous les mêmes et nous devons apprendre à vivre ensemble en paix. Les conflits naissent de pensées centrées autour de "nous" et "eux". Et pourtant, nous sommes physiquement, mentalement et émotionnellement les mêmes. Que nous soyons de l'Est ou de l'Ouest, du Nord ou du Sud, nous dépendons les uns des autres. L'économie mondiale est interdépendante.
« En tant que moine bouddhiste, je crois que l'harmonie entre nos traditions religieuses est importante. Regardez l'Inde, toutes les grandes traditions religieuses du monde fleurissent ici. Outre les traditions indiennes indigènes, le zoroastrisme, le judaïsme, le christianisme et l'islam ont pris racine ici. L'Inde a montré par l'exemple que l'harmonie religieuse est possible. Bien que les différentes traditions maintiennent des points de vue philosophiques différents, elles transmettent toutes un message d'amour et de compassion et soulignent l'importance du pardon, de la tolérance et du contentement.
« Comme les traditions religieuses impliquent des êtres humains, elles mettent l'accent sur les valeurs humaines fondamentales. Sans l'amour de notre mère au début de notre vie, nous ne pourrions pas survivre. Nous sommes des animaux sociaux ; nous vivons en dépendance les uns des autres. Notre souci naturel pour les membres de notre communauté est l'expression de notre compassion. Et parce que nos traditions religieuses favorisent ces qualités, je me consacre à encourager l'harmonie entre elles. »
Sa Sainteté expliqua qu'il est également un Tibétain en qui le peuple tibétain a placé ses espoirs. En 2011, il a délégué ses responsabilités politiques à un gouvernement élu. Cependant, il reste préoccupé par l'environnement tibétain. Avec l'aggravation du réchauffement climatique, il y a un risque que si rien n'est fait pour l'éviter, dans les prochaines décennies, les rivières et les lacs qui sont les sources d'eau d'une grande partie de l'Asie s'assècheront.
De plus, il s'est engagé à préserver la culture tibétaine. Après que les enseignements du Bouddha ont atteint le Tibet, de nombreux Tibétains se sont rendus en Inde pour étudier dans des centres d'apprentissage tels que les universités de Taxila, Nalanda, Vikramashila et Odantapouri. En conséquence, le bouddhisme tibétain a adopté une approche rigoureusement logique de l'apprentissage. Sa Sainteté attribue à cette méthode sa capacité à engager des discussions valables avec les scientifiques modernes, qui ont été mutuellement bénéfiques. Il fit remarquer en plaisantant que, dans le passé, les Tibétains considéraient les Indiens comme leurs gourous et eux-mêmes comme les tchélas, mais qu'avec le temps, les rôles semblent avoir été inversés. Il s'est donc engagé à préserver la culture et la tradition tibétaines.
Sa Sainteté réitéra la dette de connaissances que les Tibétains doivent à l'Inde. Il souligna que l'éducation moderne a une valeur, mais que son objectif est matérialiste. Elle doit être équilibrée en ravivant l'intérêt pour l’ancien savoir indien sur le fonctionnement de l'esprit et des émotions. Si cette connaissance, ainsi que la non-violence et la compassion, la concentration et la vue supérieure analytique, pouvaient être combinées avec l'éducation moderne, cela serait très bénéfique. Les gens pourraient adopter l'hygiène émotionnelle, c'est-à-dire s'attaquer à leurs émotions destructrices.
Sa Sainteté pense qu'au siècle dernier, le Mahatma Gandhi a eu un impact durable sur le monde lorsqu'il a montré à quel point la non-violence pouvait être efficace. Il reste convaincu que si les Indiens d'aujourd'hui faisaient revivre l’ancien savoir indien sur l'esprit et les émotions, cela aurait un effet tout aussi bénéfique sur le monde. C'est pourquoi il s'est engagé à promouvoir un regain d'intérêt pour l’ancien savoir indien en Inde aujourd'hui.
Rajiv Mehrotra anima une courte séance de questions réponses. Le premier à poser une question fut Shivshankar Menon, ancien conseiller à la sécurité nationale et ministre des affaires étrangères de l'Inde, qui a rencontré Sa Sainteté pour la première fois à l'âge de cinq ans. Il voulait savoir comment appliquer les termes ahimsa et karouna aux problèmes actuels.
« Aujourd'hui, on insiste trop sur le sens du "nous" et du "eux", lui dit Sa Sainteté. Cependant, il y a beaucoup de gens à travers le monde qui en ont assez de cette pensée bornée. Certains signes montrent que les gens en ont assez, mais qu'ils ne savent pas comment aller de l'avant. Dans ces conditions, les anciennes traditions de non-violence et de compassion de l'Inde sont particulièrement importantes.
« J'ai parfois l'impression qu'après l'indépendance de l'Inde, il aurait été bon que ses dirigeants accordent plus d'attention à l'éducation, notamment en ce qui concerne le fonctionnement de l'esprit et des émotions. C'est pourquoi il est si important de raviver l'intérêt pour cette compréhension maintenant. Nous avons besoin d'une nouvelle approche pour améliorer les modes de pensée existants et, sur la base d'ahimsa et de karouna, l'Inde peut y contribuer de manière significative. »
Fali Nariman, un des principaux avocats de la Cour suprême de l'Inde, voulut connaître la place de la prière dans la vie humaine. Sa Sainteté répondit que la prière est d'une grande valeur sur le plan personnel pour ceux qui ont foi. Mais d'un point de vue laïque, il est nécessaire de penser les choses de manière analytique. Pour créer un monde plus pacifique, déclara-t-il, il est nécessaire d'être en paix dans son cœur, ce pour quoi on a besoin d’ahimsa et de karouna. Adopter une approche laïque exige que nous utilisions correctement notre intelligence humaine, reflétant le fait que tout être sensible, comme nous, veut être heureux, la base étant de trouver la paix de l'esprit. La combinaison de notre intelligence humaine et de la chaleur du cœur est le moyen le plus efficace d'y parvenir.
Gopalkrishna Gandhi, politicien, ancien diplomate et petit-fils du Mahatma, demanda comment conserver la foi en la compassion quand celle-ci semble partout être attaquée.
« Nous devons utiliser notre intelligence humaine, répéta Sa Sainteté. Parfois, par souci du bien-être des autres, il faut adopter une approche plus dure, s'il n'y a pas d'autre moyen. La principale chose à prendre en compte est votre motivation. Si votre motivation est néfaste, le résultat sera préjudiciable, mais si vous êtes bien motivé, même une attitude ferme peut être utile.
« La physique quantique met en évidence l'écart entre l'apparence et la réalité. Parfois, une chose peut sembler négative, mais en réalité, elle peut ne pas l'être. Cela dépend beaucoup de notre projection mentale. Les émotions destructrices reposent sur une vision déformée des choses. Nous pensons qu'elles existent objectivement et nous exagérons les qualités que nous projetons sur elles, qu'elles soient bonnes ou mauvaises.
« Nous oublions, par exemple, que la personne que nous considérons comme un ennemi veut la paix tout comme nous et mérite donc de la compassion. Parce que nous la considérons comme un ennemi, elle semble être hostile, mais la réalité est qu'elle est un autre être humain à la recherche de la paix et de l'amitié comme nous. »
À une question de Mme Syeda Hameed, militante des droits sociaux et des droits des femmes, quant à la voie à suivre pour les musulmans en Inde, Sa Sainteté répondit qu'il avait déjà observé qu'en Inde, il n'y avait pas de conflit entre chiites et sunnites. Il indiqua qu'il avait encouragé les musulmans ladakhis à organiser une conférence pour discuter de l'harmonie religieuse. Il fit remarquer que les musulmans en Inde connaissent l'existence d'autres traditions religieuses et qu'ils peuvent vivre ensemble en paix.
Rajiv Mehrotra intervint pour rappeler qu'à la suite des attentats terroristes du 11 septembre à New York, Sa Sainteté s'est prononcé en faveur de l'islam qui, selon lui, est présenté sous un faux jour comme une source de violence et de terrorisme.
« Les soi-disant terroristes, répondit Sa Sainteté, sont des individus et on les trouve parmi les bouddhistes, les juifs, les chrétiens, les hindous et les musulmans. Nous ne pouvons pas écarter des communautés entières et leurs traditions à cause des méfaits de quelques individus.
« Je connais les musulmans depuis ma petite enfance. Quand je suis arrivé à Lhassa, il y avait aussi une petite communauté musulmane à qui le cinquième Dalaï-Lama avait offert un terrain pour y construire une mosquée. Leurs représentants étaient toujours invités aux fonctions du gouvernement tibétain.
« Si vous tendez la main en toute amitié, il n'y a pas de problème qui ne puisse être résolu. Si vous nourrissez des soupçons, des disputes s'ensuivent. La communauté musulmane de Lhassa était une communauté pacifique, vers laquelle les moines se tournaient pour obtenir des informations sur l'Inde. »
Shyam Saran, ancien ministre des affaires étrangères de l'Inde, s'intéressa à la manière dont l'hygiène mentale ou émotionnelle pouvait être cultivée au niveau communautaire, national ou mondial. Sa Sainteté lui dit que les anciennes traditions d'ahimsa et de karouna devraient être intégrées dans le système éducatif. Il ajouta qu'il était impatient, lorsque la pandémie se sera calmée, de venir à Delhi pour discuter avec les éducateurs de la manière dont cela pourrait être fait. La tradition de Nalanda comprend des ressources non seulement pour lutter contre la colère et la peur, mais aussi pour cultiver la compassion. L'objectif, affirma-t-il, est de combiner le savoir indien ancien avec l'éducation moderne.
La militante sociale et politique Mme Aruna Roy demanda conseil pour faire face à ces temps difficiles où la haine prolifère, où le bien et le mal sont inversés et où adopter une vision laïque est considéré comme une erreur.
« J'ai le sentiment profond que si nous utilisons notre intelligence, nous pouvons surmonter les problèmes auxquels nous sommes confrontés, lui dit Sa Sainteté. La situation a changé, nous devons donc repenser notre réponse. Nous devons examiner comment des problèmes comme le fossé entre les riches et les pauvres sont apparus et comment on peut y remédier. Nous devons adopter une nouvelle approche, nous détourner de la pensée étroite. Nous devons éviter de nous classer les uns les autres en termes de "nous" et "eux" et reconnaître plutôt l'unité de l'humanité.
« Des différences de couleur, de foi et de nationalité peuvent exister, mais elles sont d'une importance secondaire. Les jeunes enfants ne s'embarrassent pas de telles distinctions. Ils préfèrent sourire et jouer joyeusement. Nous devons nous rappeler que nous voulons tous vivre une vie heureuse.
« Le monde change. Le réchauffement climatique en est un symptôme. En fonction des nouvelles conditions dans lesquelles nous nous trouvons, nous devons nous adapter et découvrir de nouvelles façons de penser. »
La question de Prakash Baba Amte, travailleur social et fils de Baba Amte, sur la manière de mettre un terme aux violences sexuelles incita Sa Sainteté à recommander que l'éducation mette en lumière ce qui a mal tourné dans le passé afin que nous puissions en tirer les leçons et apporter des changements. Parfois, suggéra-t-il, la coutume religieuse peut colorer la perspective à travers laquelle les différences entre hommes et femmes sont perçues. L'éducation est la clé pour surmonter ces préjugés.
En remerciant Sa Sainteté pour son entretien avec l'assemblée virtuelle, Rajiv Mehrotra lut une prière de longue vie pour Sa Sainteté :
À l'assemblée des bienveillants enseignants, présents et passés,
La danse miraculeuse du corps, de la parole et de l'esprit d'innombrables bouddhas
Qui se manifeste selon les capacités spirituelles des aspirants,
Le joyau qui exauce les souhaits, la source de toute vertu et de toute bonté,
A vous, nous offrons nos prières avec une fervente dévotion :
Que Tènzin Gyatso, protecteur du Pays des Neiges, vive cent ans.
Qu’une pluie de bénédictions lui parvienne,
Afin que ses aspirations se réalisent sans entrave,
Et que nous puissions tous être ses dignes étudiants.
« Merci, j’espère pouvoir vous rencontrer, ainsi que de nombreux autres vieux amis, à Delhi quand nous le pourrons, répondit Sa Sainteté. Nous sommes tous les mêmes en tant qu'êtres humains, mais les conditions changent, nous devons donc nous aussi changer. J'admire le développement matériel occidental, mais il manque une bonne compréhension de l'esprit et des émotions, donc les gens de ce pays doivent être plus actifs pour mieux faire connaître l’ancien savoir indien. Merci et au revoir. »