Yokohama, Japon,
Hier, pour sa 25e visite au Japon, Sa Sainteté le Dalaï-Lama arriva d’Inde à Yokohama. Malgré la grisaille sur la baie depuis la fenêtre de son hôtel, Sa Sainteté était lumineux et rafraîchi par une bonne nuit de sommeil après son voyage. Il entama la conversation avec Rina Yamasawa de la NHK en évoquant un souvenir de sa première visite en 1967. Son frère aîné, Taktsèr Rinpoché, était ici et, au cours du déjeuner, taquina Sa Sainteté, devenu végétarien, en lui disant qu’il avait le bol le plus savoureux de nouilles udon.
Interrogé en premier lieu sur sa vision de la situation actuelle au Tibet, Sa Sainteté répondit en réexaminant ses trois engagements.
« D’abord, je me considère comme faisant partie des 7 milliards d’êtres humains. Alors que nous prions pour le bien-être de tous les êtres sensibles, nous ne pouvons rien faire d’autre que de prier pour ceux qui résident dans les autres galaxies. Sur cette planète, les animaux, les oiseaux, les poissons et les insectes sont innombrables, mais ils n’ont pas le langage ; par conséquent, nous ne pouvons pas vraiment communiquer avec eux. Sur un plan pratique, c’est pour nos semblables que nous pouvons faire quelque chose. Dans un monde matérialiste où beaucoup ne connaissent pas la valeur de la paix de l’esprit, j’essaie de les aider à devenir plus heureux en leur montrant comment trouver la paix intérieure.
« Je suis aussi bouddhiste et cela m’attriste d’être témoin de conflits au nom de la religion. En Inde, où différentes religions se côtoient, nous voyons que l’harmonie religieuse est possible.
« Troisièmement, je suis Tibétain et, bien que je me sois retiré de la responsabilité politique depuis 2001, je reste affecté par l’environnement naturel du Tibet. La préservation de notre culture et des connaissances que nous avons reçues de l’Inde fait également partie de nos préoccupations majeures.
« Depuis 1974, nous n’avons pas cherché à obtenir l’indépendance du Tibet, mais plutôt à rester en République populaire de Chine. Il y a eu beaucoup de changements en Chine au cours des 40 dernières années. Le nombre de bouddhistes est passé à plus de 300 millions, dont beaucoup avec un intérêt particulier pour le bouddhisme tibétain. Pendant ce temps, même les partisans de la ligne dure parmi les fonctionnaires sont confrontés à un dilemme sur la manière de traiter avec le Tibet. Ils se rendent compte que 70 ans de répression et de tentatives de lavage de cerveau n’ont pas diminué l’esprit tibétain.
« Au lieu de l’indépendance, nous recherchons un intérêt commun. Les Chinois peuvent nous aider avec le développement des infrastructures et nous pouvons les aider avec la psychologie bouddhiste. Ainsi, notre approche de la voie du milieu est une tentative pour parvenir à un accord réciproque pour une amélioration partagée. Certains Tibétains emploient leur liberté à rester fixés sur l’indépendance, telle que nous en avons joui aux 7ème, 8ème, et 9ème siècles. Toutefois, je suis un grand admirateur de l’esprit de l’Union européenne qui place l’intérêt commun de tous ses membres au-dessus des préoccupations de chaque nation. L’Inde est également une fédération d’États avec des langues, des cultures et des traditions religieuses différentes qui participent d’une union. J’ose imaginer, à l’avenir, une sorte d’union qui existerait entre l’Inde, la Chine et le Japon. »
Sa Sainteté poursuivit en précisant que, selon la constitution chinoise, les Tibétains avaient droit à un degré élevé d’autonomie dans ce qui était historiquement les trois provinces du Tibet, ce qui devrait leur permettre de préserver leur langue et leur culture. Il souligna que son propre lieu de naissance et celui de Djé Tsongkhapa font maintenant partie du Qinghai. Il espère l’octroi d’une véritable autonomie dans les régions ouïghoure, mongole et tibétaine.
Mme Yamasawa interrogea Sa Sainteté sur la manière dont son successeur serait choisi. Il expliqua qu’il avait, dès 1969, clairement indiqué que le choix de la reconnaissance éventuelle d’un autre Dalaï-Lama reviendrait au peuple tibétain. Ce choix précède toute décision sur la manière dont un successeur pourra être choisi. Il se pourrait que ce soit en suivant la manière traditionnelle d’identifier une réincarnation, comme il y a aussi les cas de Lamas qui désignent une personne déjà vivante comme leur successeur.
Il fit remarquer qu’à la fin de ce mois, aurait lieu une réunion de leaders spirituels tibétains, qui serait principalement axée sur l’amélioration de la qualité de la connaissance et de la pratique bouddhiste. Il se peut que la question d’un futur Dalaï-Lama soit également mise à l’ordre du jour.
Sa Sainteté fit observer qu’au cours de sa récente visite en Europe, un groupe de femmes était venu vers lui pour se plaindre de l’inconduite sexuelle de certains enseignants spirituels tibétains. Il leur dit que lorsque de telles plaintes avaient pour la première fois été portées à son attention, il s’était demandé pourquoi ces individus écouteraient ce qu’il avait à dire alors qu’ils avaient enfreint les règles établies par le Bouddha. Il avait laissé entendre que la honte de ce qui serait annoncé risquait d’être plus efficace. Il conseilla au groupe de transmettre leurs plaintes aux leaders spirituels de la rencontre par courrier.
Lorsque Yamasawa reprit la conversation au sujet de son successeur, Sa Sainteté lui dit qu’il y a quelques années, face à des questions similaires posées par un journaliste de New York, il avait enlevé ses lunettes, comme il l’a fait encore aujourd’hui, et lui avait demandé avec humour : « Regardez mon visage, le besoin d’aborder la question de ma réincarnation est-il urgent ? » Il lui rétorqua que ce qui se passera après sa mort n’a pour lui que peu d’intérêt, comparé au fait d’être un bon pratiquant bouddhiste ici et maintenant. Il récita pour elle le verset de Shantidéva, qu’il prend habituellement comme prière de motivation : « Tant que l’espace durera et tant qu’il restera des êtres vivants, puissé-je moi aussi demeurer pour dissiper la souffrance du monde. »
Dans ses autres répliques, Sa Sainteté souligna qu’il conseillait aux adeptes du Bouddha d’aujourd’hui d’être les bouddhistes du 21ème siècle, ce qu’il définit comme des personnes motivées par la connaissance et la compréhension de ce que le Bouddha a enseigné plutôt que par une foi aveugle. Il parla également de son admiration pour la démocratie, de ses tentatives d’introduire des réformes au Tibet et de sa détermination à le faire une fois que lui et 80.000 Tibétains seraient revenus d’exil.
Lors du second entretien avec Mme Yoshiko Sakurai, présidente du groupe de réflexion connu sous le nom de Japan Institute of National Fundamentals, plusieurs thèmes similaires furent abordés. Quant à la manière dont les traditions tibétaines ont été préservées, Sa Sainteté mit l’accent sur l’immense générosité dont le gouvernement indien et le Premier Ministre Nehru avaient fait preuve par leur assistance. C’est Nehru qui a personnellement encouragé à ce que l’on fasse des efforts particuliers pour l’éducation des enfants tibétains dans des écoles tibétaines séparées et que l’on rétablisse les sièges monastiques du savoir. Grâce à ce dernier, dans la tradition de Nalanda d’aujourd’hui, on trouve plus de 10.000 moines et de 1000 moniales qualifiés.
En faisant référence à l’éducation dans le monde, Sa Sainteté mentionna qu'elle avait tendance à avoir des buts matérialistes, alors qu’il serait préférable qu’elle réponde aux besoins du cœur et du cerveau. Il recommanda plus particulièrement d’enseigner aux gens comment surmonter leurs émotions perturbatrices.
Lorsque Mme Sakurai déplora que les autorités chinoises semblaient faire peu pour les Tibétains et les Ouïghours, Sa Sainteté répondit qu’il voyait les soixante-dix dernières années comme s’agissant de quatre époques affectées par Mao Tsé toung, Deng Xiaoping, Jiang Zemin et Xi Jinping. Bien que le même parti restât au pouvoir, en étant guidé par la même constitution, de grands changements ont néanmoins eu lieu. Il observa qu’il restait encore de la place pour d’autres changements. Il fit également remarquer que les 1,2 million de Chinois ont le droit de savoir ce qui se passe réellement et que lorsqu’ils sauront, il exprima sa confiance en leur capacité à distinguer le bien du mal.
Sa Sainteté mentionna qu’au Tibet, malgré l’augmentation de la répression, les Tibétains avaient continué à maintenir la non-violence. Il mit en exergue les cas de plus de 150 personnes qui ont commis l’auto-immolation en tant qu’exemples, en disant d’une part que c’était très triste, mais que par ailleurs, elles étaient dignes d’admiration parce qu’elles étaient restées non-violentes, au moins par rapport aux autres.
Interrogé sur la façon dont les Japonais et les Tibétains pouvaient contribuer à la prospérité de l’humanité, Sa Sainteté exprima son admiration pour la tradition shintoïste en raison de sa valorisation de l’environnement naturel. Il se félicita de la possibilité de combiner le développement technologique avec une profonde compréhension du fonctionnement de l’esprit pour permettre à plus de personnes de trouver la paix intérieure. Il exprima également l’espoir que le Japon, en tant que seul pays ayant fait l’objet d’une attaque nucléaire, ne relâcherait pas son leadership dans le mouvement pour la suppression des armes nucléaires.
Il réaffirma que les objectifs qu’il chérissait, d’un monde non seulement libre d’armes nucléaires, mais également de manière générale démilitarisé, ne se réaliseraient que lorsque davantage de personnes auraient acquis le sentiment d’un désarmement intérieur dans leur propre cœur et leur esprit. C’est une chose à laquelle les frères et sœurs japonais pouvaient contribuer.