Bodhgaya, Inde
Les rues de Bodhgaya étaient mouillées et boueuses après la pluie de la veille, mais la matinée était lumineuse alors que Sa Sainteté le Dalaï-Lama quitta le village. Il fut conduit à la première conférence entre érudits de différentes traditions sur l’Essence de l’éloquence vraie de Djé Tsongkhapa. Beaucoup de gens étaient alignés le long de la route pour le voir passer. À son arrivée sur les lieux, où une grande tente avait été dressée pour accueillir la réunion, Sa Sainteté fut accueilli par Kirti Rinpoché, Gandèn Trisour, Gandèn Tri Rinpoché, les Sharpa , Jangtsé Tcheudjé et abbés des grands monastères étaient également là pour l’accueillir.
Sa Sainteté fut invité à poser la première pierre de la future Académie Nalanda bouddhiste tibétaine de Samyé Ling. Il ajouta sur un mur un bloc gravé avec un double vajra et récita des prières de bon augure.
Une fois à l’intérieur de la grande tente, Kirti Rinpoché offrit à Sa Sainteté un mandala et des représentations du corps, de la parole et de l’esprit éveillés. La louange au Bouddha appelée Les Trois continuums et la Louange au Bouddha pour l’enseignement de l’interdépendance furent récitées. Rinpoché fit une introduction pour la première conférence entre érudits de différentes traditions sur l’Essence de l’éloquence vraie de Djé Tsongkhapa. Il exprima sa gratitude à Sa Sainteté pour avoir pris le temps d’assister à l’inauguration. Il souligna que la conférence avait une base solide grâce à la participation d’érudits de toutes les traditions du bouddhisme tibétain et du beun. Parmi eux se trouvaient des guéshémas ainsi que des guéshés.
Kirti Rinpoché expliqua qu’une conférence similaire, attirant des érudits de toutes les traditions bouddhistes tibétaines et du beun, s’était tenue à Taktsang Lhamo, son monastère principal au Tibet, en 2016. À cette occasion, 62 articles seront présentés, discutés et débattus par des guéshés lharampa, 12 guéshémas et sept érudits laïques. Au total, la conférence a attiré plus de 700 participants, dont 442 érudits des trois grands sites d’étude que sont Gandèn, Séra et Drépoung. Des représentants des traditions nyingma, sakya, kagyu, guéloug, djonang et beun participeront aux débats.
Le cœur de la conférence est l’Essence de l’éloquence vraie de Djé Tsongkhapa, qu’il a écrite il y a 610 ans. Les organisateurs ont trouvé 89 commentaires et éditions annotées ainsi que 125 articles contemporains rigoureux sur le sujet. Kirti Rinpoché fit remarquer que, dans la région Ngaba de Domé, au Tibet, de nombreux moines emportent toujours avec eux le Grand traité des étapes de la voie vers l’éveil et l’Essence de l’éloquence vraie. Sachant cela, il était courant pour les personnes laïques de demander aux moines de placer, à leur mort, ces livres à la tête de leur lit.
Il était d’usage pour les moines du monastère de Kirti d’essayer de mémoriser l’Essence de l’éloquence vraie et Rinpoché connaît le nom de 200 moines qui ont accompli cet exploit. Il raconta qu’au cours de son voyage de l’Amdo vers Lhassa pour rejoindre Drépoung Loseling, il mémorisa la section sur l’Esprit seul en espérant être interrogé à ce sujet. Cependant, les bouleversements à Lhassa l’en empêchèrent. Rinpoché fit remarquer qu’il est dit qu’on ne peut pas prétendre avoir compris la philosophie sans l’Essence de l’éloquence vraie.
Gandèn Tri Rinpoché observa à quel point il était de bon augure pour le monastère de Kirti d’avoir organisé une telle conférence en présence de Sa Sainteté. Djé Tsongkhapa était considéré au Tibet comme un pionnier, dit-il ; l’Essence de l’éloquence vraie se rapportant aux sutras et La lampe des cinq étapes se rapportant au tantra. L’Essence de l’éloquence vraie, expliqua-t-il, se fonde sur le Soutra du dévoilement de la pensée et le Soutra d’Akshyamati, discutant à la fois des points de vue de l’Esprit seul et du madhyamaka. L’étudier du début à la fin équivaut à étudier l’essence des grands textes classiques. Le but de Djé Rinpoché en écrivant ce livre était de permettre aux gens d’étudier et de mettre en pratique ce qu’ils avaient appris afin d’atteindre l’état d’omniscience. Tri Rinpoché termina par une prière pour que tous puissent atteindre l’état d’union.
Sa Sainteté commença son discours en expliquant que Kirti Rinpoché avait initialement prévu d’héberger la conférence dans son monastère de Dharamsala. « Je lui ai suggéré de la maintenir ici à Bodhgaya. Rinpoché a consacré sa vie au bien des êtres et a créé des opportunités pour que les gens puissent vraiment étudier. Parfois, nous voyons des monastères impressionnants avec des bâtiments imposants, mais il ne s’y passe rien. Ils ne représentent qu’une grandeur creuse. C’est un peu comme des statues colossales qui ont leur valeur, mais qui ne parleront jamais.
« Comprendre les enseignements du Bouddha exige une connaissance des écritures et une réalisation. Pour y parvenir, nous devons étudier, réfléchir et méditer. Il ne suffit pas d’étudier les mots, il faut réfléchir à ce que nous avons appris, l’analyser grâce au raisonnement en quatre points. Une fois que nous avons obtenu une compréhension fondée sur la réflexion, nous devons générer l’expérience de cette compréhension par la méditation.
« Kyabdjé Ling Rinpoché me disait souvent que l’Essence de l’éloquence vraie était comparée à un arc en acier, difficile à bander mais capable de tirer une flèche puissante. La deuxième partie est la plus importante, et traite de la vue madhyamaka, dans laquelle Djé Rinpoché cite abondamment l’ouvrage de Chandrakirti intitulé l’Entrée dans la voie médiane. Il dit clairement que les prasanguikas affirment que les choses n’ont pas d’existence ultime, tout en préservant une existence conventionnelle. Il montre en quoi la réfutation de toute existence intrinsèque distingue les prasanguikas de l’école Svatantrika.
Si vous lisez les Stances fondamentales de la voie médiane de Nagarjouna, il utilise beaucoup d’expressions négatives : pas ceci, pas cela. Au chapitre 24, cependant, Nagarjouna déclare :
On explique que tout ce qui se produit
En interdépendance est vacuité ;
Cela est désigné comme existant dépendamment (d’autre chose),
Et c’est cela même que la Voie médiane.
Sa Sainteté évoqua une rencontre récente avec un scientifique russe qui s’intéresse à l’élaboration d’un projet de recherche sur thoukdam, lorsqu’un méditant reste en absorption méditative pendant quelques jours après la mort clinique. Le professeur avait précisé qu’il avait déjà rendu visite aux trois grands sites d’apprentissage dans le sud de l’Inde. Sa Sainteté lui a dit que les républiques russes de Kalmoukie, de Bouriatie et de Touva suivaient les mêmes traditions bouddhistes que le Tibet. Elles avaient étudié au monastère de Drépoung Gomang. Parmi eux se trouvaient d’excellents érudits comme Ngodoup Tsognyi, partenaire de débat avec Sa Sainteté.
« La littérature bouddhiste peut être classée en religion, philosophie et science, poursuivit Sa Sainteté. La religion peut devenir une source de paix de l’esprit, mais là où d’autres traditions religieuses mettent l’accent sur la prière, la tradition de Nalanda est fondée sur l’utilisation de la raison. Les perturbations mentales trouvent leur racine dans l’ignorance, le concept erroné selon lequel les choses existent telles qu’elles apparaissent. Aryadéva déclare dans ses 400 Stances que les perturbations mentales sont imprégnées d’une conception erronée de la réalité.
De même que le sens tactile le corps,
La confusion est présente dans toutes .
En surmontant la confusion, vous pourrez également
Vaincre toutes les perturbations mentales.
« Beaucoup de connaissances philosophiques et psychologiques de l’Inde ancienne peuvent être appliquées utilement dans un contexte objectif et séculier. Le Bouddha était un produit des traditions indiennes du développement du calme mental et de la vue supérieure (shamatha et vipashyana). Néanmoins, il découvrit que si vous n’éliminez pas la vue d’un soi indépendant, vous ne surmonterez pas la souffrance.
« Après son éveil, il est écrit que le Bouddha a dit :
Profond et paisible, libre de toute élaboration, claire lumière claire non composée,
J’ai trouvé un Dharma tel un nectar.
Pourtant, si je devais l’enseigner, personne ne comprendrait,
Je garderai donc le silence, ici dans la forêt.
« Les premiers mots de la première ligne « profond et paisible » font référence à la vraie cessation qui était au centre du premier tour de roue du Dharma. « Libre de toute élaboration » fait allusion à ce qu’il enseigna ensuite dans le deuxième tour de roue et « claire lumière non composée » se rapporte au troisième tour de roue.
« Si nous suivons ce que le Bouddha a enseigné de façon intelligente, en utilisant l’étude et la compréhension, le bouddhisme durera. Si nous adoptons une approche plus neutre basée uniquement sur la foi, qui sait combien de temps cela va durer ? C’est ce que confirme le conseil donné par le Bouddha à ses disciples : « Comme le sage teste l’or en le brûlant, en le coupant et en le frottant, ainsi, bhikshous, devez-vous accepter mes paroles : après les avoir testées, et non simplement par respect pour moi ».
« Si nous pouvons expliquer les vues philosophiques sur base de la raison et de la science, les gens d’aujourd’hui y prêteront attention. Et dans les monastères, nous disposons maintenant de laboratoires où nous pouvons tester des théories par l’expérimentation. »
L’abbé de Gandèn Shartsé, Djangtchoub Sangyé, fit les présentations. Il expliqua que chaque intervenant aurait dix minutes pour lire son article. Suivrait une période de 15 minutes pendant laquelle les érudits ou des membres du public pourraient poser des questions auxquelles l’intervenant pourrait répondre.
Guéshé Yéshé Tapkay, grand érudit de l’Institut central des hautes études tibétaines, ouvrit les présentations en donnant un large aperçu du texte. Il fut suivi par Gandèn Shartsé Guéshé Gyaltsèn Wangdou, qui enseigne maintenant à l’Institut de dialectique bouddhiste de Dharamsala. La dernière présentation avant le déjeuner revint à Lobpeun Rinzin Dordjé de l’Institut Dzongsar.
Sa Sainteté déjeuna avec les lamas et les abbés invités. À treize heures, la conférence reprit avec la session de l’après-midi, puis Sa Sainteté retourna à Gadèn Phelgyeling.