Rotterdam, Pays-Bas, 17 septembre 2018
Lorsque Sa Sainteté le Dalaï-Lama rencontra ce matin six parlementaires néerlandais, il fut prompt à leur dire combien il appréciait leur intérêt pour le Tibet. Au fur et à mesure que le temps passe, de plus en plus de gens se rendent compte que la culture tibétaine est sophistiquée et utile, alors qu’elle est progressivement détruite au Tibet. Il souligna que le Tibet a toujours joué un rôle politique important en tant que tampon entre l’Inde et la Chine.
« Nous ne cherchons pas l’indépendance parce qu’elle serait probablement difficile à atteindre, et si nous le faisions, nous resterions pauvres. Les Tibétains ne sont pas plus opposés à la prospérité que les autres. Si nous restons avec la République Populaire de Chine (RPC), nous pouvons bénéficier de la puissance de l’économie chinoise.
« La constitution chinoise reconnaît diverses régions tibétaines et nous devrions avoir la liberté de préserver notre langue et notre culture dans ces régions. Nous pouvons travailler ensemble, les Chinois peuvent nous apporter un avantage matériel et nous pouvons leur offrir un soutien spirituel. J’admire beaucoup l’esprit de l’Union Européenne qui accorde plus d’importance au bien commun qu’à une souveraineté nationale étroite. Nous pourrions conclure une union similaire avec la Chine.
« Historiquement, le Tibet était un état indépendant. Des documents chinois font état de l’existence aux VIIème, VIIIème et IXème siècles de trois empires indépendants : la Chine, la Mongolie et le Tibet. Par la suite, aucun document chinois de la dynastie des Tang jusqu’à la dynastie des Mandchous ne mentionne le Tibet comme faisant partie de la Chine. Toutefois, le passé est révolu et je constate que les membres de l’Union Européenne restent des états souverains.
« En 1951, nous avons soulevé la question du Tibet à l’ONU - il ne s’est rien passé. Encore une fois, en 1959 et 1965, nous avons fait appel à l’organisme mondial malgré les objections de l’Inde, mais, encore une fois, rien ne s’est passé. Le Pandit Nehru m’a dit que les États-Unis n’iraient pas en guerre avec la Chine pour libérer le Tibet. Il a dit que nous ne pouvions parler qu’aux autorités chinoises. Un jour, il est venu me voir, apportant une copie de l’accord en 17 points qui fait référence à « la libération pacifique du Tibet » et m’a indiqué les points dont nous pourrions utilement discuter.
« En 1956, Nehru a insisté pour que je retourne au Tibet après avoir visité l’Inde et je l’ai fait. J’ai essayé d’accommoder les demandes chinoises jusqu’à ce que la situation devienne incontrôlable. Les 6 millions de Tibétains sont coriaces. Les Chinois ont utilisé toutes sortes de moyens pour écraser l’esprit tibétain sans succès. Entre-temps, 340 000 personnes ont été tuées, sont mortes de faim ou se sont suicidées.
« Au début, il n’y avait pas d’animosité raciale, mais cela a changé après 1959, lorsque les tensions se sont accrues entre les Tibétains et les Han. Pendant tout ce temps, les esprits tibétains sont restés forts. Maintenant, il semble que les dirigeants chinois puissent voir que leur politique de répression a échoué, alors ils commencent à adopter une approche plus réaliste. En effet, la question tibétaine ne disparaîtra pas tant qu’elle n’aura pas été abordée de façon réaliste. Il semble que les hauts dirigeants aient commencé à se rendre compte que ça ne les aidera pas à repousser le Dalaï-Lama, on verra bien. »
Un des parlementaires demanda comment rendre les systèmes éducatifs moins matérialistes et Sa Sainteté lui répondit qu’il estimait qu’il était plus important d’inculquer des valeurs intérieures et d’expliquer comment cultiver la paix de l’esprit. L’éducation devrait pouvoir améliorer les qualités positives des élèves dès la naissance.
« La paix ne sera établie que sur la base de la tranquillité d’esprit des individus. La paix ne sera pas obtenue par la colère ou l’utilisation d’armes. Nous avons déjà vu assez de violence dans le monde ; le XXIème siècle devrait être une ère de paix - un sourire donnant lieu à une réponse souriante. »
De retour dans l’Ahoy Arena pour une deuxième journée, Paula de Wijs accueillit Sa Sainteté, les membres de la Sangha et tous les autres dans la salle.
« La compassion est discutée dans toutes les traditions religieuses, et pas seulement dans le bouddhisme, a-t-elle dit. Tout le monde a besoin de compassion, alors ces enseignements nous seront utiles à tous. Ils seront une source d’inspiration. »
Sa Sainteté reprit le thème.
« Aujourd’hui, je vais enseigner ce petit texte, les Huit versets pour l’entraînement de l’esprit, qui traite principalement d’altruisme. Comme Paula vient de le dire, tout le monde peut le trouver utile, pas seulement les bouddhistes. Que vous soyez juif, chrétien ou musulman, les vrais pratiquants apprécient tous la pratique de l’amour bienveillant. Parfois, si le livre que nous regardons est épais, il peut devenir ennuyeux, mais celui-ci est assez petit pour se glisser dans votre poche. J’ai reçu cet enseignement quand j’avais 15 ou 16 ans. J’ai mémorisé le texte, je le récite tous les jours et je l’ai trouvé utile.
« Tout d’abord, je vais passer en revue la structure de base du dharma. Le bouddhisme est l’une des principales traditions spirituelles originaires de l’Inde. Comme le jaïnisme et l’une des branches de l’école Samkhya, il n’y a pas de place pour un dieu créateur. Les fondateurs de ces traditions, tels que Mahavira et le Bouddha, étaient des êtres humains qui ont atteint l’illumination. Ils ont employé des pratiques répandues en Inde telles que des méthodes pour cultiver un esprit calme et respectueux et une perspicacité spéciale (shamatha et vipashyana). Dans le cas du Bouddha, alors qu’il approfondissait la nature de l’esprit et étudiait la nature du moi, il a conclu qu’il n’y avait pas de moi indépendant de la combinaison corps/mental.
« Les sutras disent que si vous cherchez le moi, ce n’est qu’une vue. Il n’y a rien de plus que la combinaison corps/esprit. Tout comme nous voyons une combinaison de pièces comme un chariot, de même le moi conventionnel est basé sur la combinaison corps/esprit - il n’y a pas de moi indépendant. Dans sa Sagesse fondamentale de la voie du milieu, Nagarjuna dit :
Par l’élimination du karma et des émotions perturbatrices, il y a cessation.
Le karma et les perturbations viennent de la pensée conceptuelle.
Ils proviennent de l’exagération mentale ou de la fabrication.
La fabrication cesse par la vacuité.
« Et dans ses 400 versets, Aryadéva dit :
Au fur et à mesure que le sens tactile le corps
La confusion est présente dans toutes les .
En surmontant la confusion, vous pourrez également
Surmonter toutes les émotions perturbatrices.
« Pour surmonter cette ignorance, il faut faire un effort pour comprendre l’origine dépendante. »
Sa Sainteté fit remarquer qu’après avoir atteint l’illumination, le Bouddha a exprimé une réticence à enseigner. Il aurait dit :
Profond et paisible, libre de complexité, d’une luminosité non-composée,
J’ai trouvé un Dharma semblable au nectar.
Pourtant, si je devais l’enseigner, personne ne le comprendrait,
Je me tairai donc ici, dans la forêt.
Ici, profond et paisible peut se référer à la cause et à l’effet de la souffrance et à son origine dans le cycle de l’existence, ainsi qu’à la cause et à l’effet de la cessation et au chemin qui sont des facteurs de libération - autrement dit les Quatre Vérités des Arya du premier tour de la roue du dharma. Libre de la complexité fait référence au vide et à l’enseignement de la Perfection de la Sagesse de la seconde rotation de la roue. La luminosité non-composée fait référence à la claire lumière subjective expliquée dans le troisième tour de la roue. Cet esprit subjectif de claire lumière est essentiel dans le yoga tantra supérieur.
« Dans cette première déclaration après avoir atteint l’illumination, le Bouddha fait référence à ce qu’il enseignerait à l’avenir. Par la suite, à la demande de son disciple Kaundinya et d’agents non humains, il a enseigné. Le premier enseignement qui a eu lieu à Sarnath près de Varanasi a comporté une explication des Quatre Vérités des Arya. La cause et l’effet de la souffrance et son origine sont décrits comme cause et effet afflictifs, tandis que la cause et l’effet de la cessation et du cheminement sont des causes et effets non afflictifs.
« Chacune des quatre vérités peut être comprise en relation avec quatre caractéristiques. La vérité de la souffrance, par exemple, peut être comprise comme étant impermanente, de la nature de la souffrance, vide et dépourvue de soi. Les caractéristiques de la vérité de la cause de la souffrance sont les causes, l’origine, la production et la récurrence. La vérité de la cessation peut être comprise en termes de cessation, de pacification, de libération suprême et définitive. Tandis que la vérité du chemin est caractérisée en termes de chemin, de conscience, de réalisation et de délivrance. La réflexion à ce sujet est une pratique puissante.
« Aussi fortes que puissent être les émotions afflictives, remarqua Sa Sainteté, tant qu’elles sont enracinées dans une vision déformée de la réalité, elles n’ont aucun support solide et peuvent être enlevées. »
Sa Sainteté observa que l’ignorance et la sagesse sont des états d’esprit opposés l’un à l’autre. Tout comme quand il y a de la lumière, les ténèbres ont disparu, ainsi la sagesse du non-soi et la vacuité déracinent complètement l’ignorance. Les enseignements de la Perfection de la Sagesse expliquent de façon profonde les Quatre Vérités des Arya, en particulier la vérité de la cessation et la vérité du chemin. Nagarjuna dit que c’est en comprenant la production dépendante que l’on approfondit vraiment les Quatre Vérités des Arya.
Quand le Soutra du Coeur dit : « La forme est vide ; le vide est forme. Le vide n’est pas autre chose que la forme ; la forme n’est pas non plus autre chose que le vide », ce n’est pas affirmer que rien n’existe, mais que les choses n’existent pas telles qu’elles apparaissent. La forme existe, mais seulement sous forme de désignation. Les aspects de l’esprit n’existent aussi que par la désignation. Nagarjuna affirme que le Bouddha enseignait :
Ce qui est la production dépendante
est expliqué comme étant le vide.
Cela, étant une désignation dépendante,
est en soi la voie du milieu.
Il n’y a rien qui existe
Qui ne soit une production dépendante.
Par conséquent, il n’existe rien
Qui ne soit pas vide.
Si vous comprenez ceci, vous comprendrez l’importance des deux vérités, la réalité conventionnelle où les choses existent, et leur réalité ultime dans le vide.
Sa Sainteté discuta ensuite du contenu explicite et implicite des enseignements de la Perfection de la Sagesse tels que décrits dans l’Ornement des réalisations claires de Maitreya/Asanga. Le contenu explicite est l’explication de la vacuité, mais ce qui est implicite, ce sont les étapes du chemin. Selon ce dernier, le chemin commence par les deux vérités, se poursuit par l’exploration des Quatre Vobles des Arya, conduisant à une bonne compréhension des trois joyaux, qui est le Bouddha, ce qu’il a enseigné et le rôle du Sangha.
Il expliqua que le style et l’ordre de la Lampe pour le chemin qu’Atisha enseigna, et qui était le modèle pour la littérature des Étapes de la voie, présuppose que les lecteurs aient déjà une certaine compréhension du dharma.
Dans le contexte de la pratique, Sa Sainteté fit référence à la nécessité d’un statut élevé ou d’une bonne renaissance afin de pouvoir la maintenir. La Guirlande précieuse de Nagarjuna énumère seize causes de statut élevé. Treize sont des activités à arrêter. Sur les dix actes malsains à éviter, trois sont physiques - meurtre, vol et adultère ; quatre sont verbaux - discours faux, diviseurs, durs et insensés ; et trois sont mentaux - convoitise, intention nuisible et idées fausses. Trois autres activités à restreindre sont la consommation d’alcool, les mauvais moyens de subsistance et le fait de nuire. Il y a trois autres activités à adopter : le don respectueux, le respect l’honorable et l’amour.
Aryadéva conseille :
D’abord prévenir les démérites,
Ensuite, évitez soi ;
Par la suite, évitez les vues de toutes sortes.
Celui qui le sait est sage.
Reprenant le texte des Huit versets, Sa Sainteté commença à lire. Il expliqua que le premier verset souligne comment nous sommes tous dépendants des autres et montre comment cultiver l’esprit d’éveil. Il y a deux méthodes principales : les causes et l’effet en sept points et l’égalisation et l’échange de soi avec les autres.
Le deuxième verset conseille de considérer les autres comme supérieurs à nous. Le troisième conseil se méfie des émotions perturbatrices, tandis que le quatrième parle de la valeur d’être cher accordée aux êtres gênants. Le cinquième verset recommande d’offrir la victoire aux autres, et le sixième recommande de voir les ennemis comme des amis spirituels. Le septième verset expose explicitement la pratique du don et de l’acceptation dans laquelle on imagine assumer la souffrance d’autrui, s’accordant avec la grande compassion, tout en donnant le bonheur en retour, s’accordant avec l'amour bienveillant. Le fait de qualifier cette pratique de secrète indique qu’elle n’est peut-être pas appropriée à tout le monde.
Enfin, les deux premières lignes du huitième verset mettent en garde contre le fait de céder aux huit préoccupations mondaines pour la louange et le blâme, etc. Notant que les deux dernières lignes se réfèrent au fait voir toute chose comme une illusion, Sa Sainteté mentionna qu’il n’est pas nécessaire d’être bouddhiste pour comprendre le vide.
« Entraîner l’esprit fait une différence, a-t-il déclaré. Jusqu’à l’âge de 13 ans environ, je ne m’intéressais guère à ce que j’étudiais. Peu à peu, j’ai compris que cela pouvait être utile. Après mon arrivée en Inde, j’ai passé en revue ce que j’avais étudié auparavant, mais mon objectif était alors d’atteindre l’illumination et pas seulement de passer un examen. J’ai découvert qu’essayer de comprendre le vide et
l’altruisme a pour effet d’amoindrir l’emprise de l’égocentrisme. Je crois que si j’en ai profité, si vous étudiez et pratiquez, vous pouvez en profiter aussi. »
Pour la Fondation Dalai Lama, Reinier Tilanus annonça que 21 000 personnes avaient participé aux conférences et enseignements publics, 400 000 avaient regardé la retransmission en direct et 250 bénévoles avaient été d’une grande aide. Le compte des événements des trois derniers jours aux Pays-Bas avait dégagé un excédent de 70.000 euros. Sa Sainteté a demandé que 20 000 $ soient donnés pour soutenir l’enseignement de la langue tibétaine aux enfants tibétains aux Pays-Bas. Le reste sera versé aux travaux en cours à l’Université Emory pour promouvoir le développement social, affectif et éthique.
Demain, Sa Sainteté se rendra en Allemagne.