Malmö, Suède, 13 septembre 2018
Après deux jours de pluie sous un ciel gris, le soleil brillait ce matin sur les bâtiments et le paysage maritime autour de l’hôtel de Sa Sainteté le Dalaï-Lama. Son premier engagement fut de rencontrer une centaine de Tibétains résidant en Scandinavie et environ 60 membres de groupes de soutien au Tibet. Avant de s’asseoir dans la pièce où il était attendu, il prit le temps de rire et de jouer avec les enfants assis à l’avant.
« Quand je suis arrivé ici en Suède, il y a deux jours, j’étais fatigué, dit-il aux participants. J’ai donc pris une douche et dormi pendant 12 heures. Tagdrak Rinpoché, dont j’ai reçu beaucoup d’enseignements, avait 70 ans quand je l’ai connu et il se plaignait de ne pas dormir suffisamment. Je n’ai pas ce problème.
« Je suis heureux de vous rencontrer tous ici aujourd’hui, Tibétains, nos amis et sympathisants. Je dis souvent que puisque la cause du Tibet est une cause juste, les sympathisants du Tibet ne sont pas tant pro-Tibet que pro-justice. Nous poursuivons notre lutte sur la base de la non-violence. Depuis 1974, nous ne demandons pas l’indépendance, mais voulons les droits mentionnés dans la constitution chinoise, des droits à mettre en œuvre sur le terrain, non seulement dans la région autonome du Tibet mais dans toutes les régions tibétaines, pour préserver la langue et la culture tibétaines. Aujourd’hui, la Chine compte 400 millions de bouddhistes, dont beaucoup reconnaissent le bouddhisme tibétain comme l’authentique tradition de Nalanda.
« Le Tibet, également connu sous le nom de pays des neiges, est la source d’eau pour une grande partie de l’Asie. En outre, c’est un endroit où les archéologues ont trouvé des outils en pierre qui indiquent que des communautés humaines y vivaient il y a 35 000 ans.
« Au VIIème siècle, lorsque Songtsèn Gampo épousa la princesse Wèntchèn Tang, celle-ci apporta la statue de Djowo en cadeau, qui fut placée dans le temple de Ramotché. Quand il épousa la princesse népalaise Bhrikouti, celle-ci apporta avec elle la statue de Djowo Mikyo Dordjé, qui fut placée dans le Djokhang. Plus tard, les Tibétains ont inversé leurs emplacements respectifs.
« L’écriture tibétaine qui fut élaborée à cette époque était basée sur un modèle indien et, comme l’intérêt pour le bouddhisme grandissait, Trisong Détsèn s’est tourné vers l’Inde pour obtenir son aide. Il a invité Shantarakshita de l’université de Nalanda à établir le bouddhisme au Tibet. C’est ainsi que nous avons adopté la tradition de Nalanda, qui implique une étude intensive de la philosophie avec la raison et la logique. La traduction de presque tous les écrits de Dignaga et de Dharmakirti sur la logique et l’épistémologie, des livres qui n’existent plus qu’en tibétain, a joué un rôle crucial à cet égard. En effet, c’est Shantarakshita qui a encouragé la traduction de la littérature bouddhiste, principalement du sanskrit, en tibétain. C’est sur cette base que nous, Tibétains, avons maintenu vivante la tradition de Nalanda pendant plus de 1000 ans.
« J’ai récemment eu l’occasion de demander à des érudits thaïlandais de quelle façon ils enseignaient les Quatre Nobles Vérités, s’ils s’appuyaient sur l’autorité scripturaire ou sur la raison. Leur réponse fut sans équivoque : ils se fiaient à l’autorité scripturaire ; je me suis dit : « alors que nous dépendons de la raison et de la logique « . C’est notre approche de l’étude de la réalité par la raison et la logique qui a permis aux érudits tibétains de mener des débats utiles avec des scientifiques modernes ces dernières années. »
Sa Sainteté rappela que les Tibétains au Tibet vivent dans la peur et l’anxiété. Les autorités chinoises ont tout mis en œuvre pour éliminer l’identité tibétaine et écraser l’esprit tibétain, mais en 70 ans elles n’ont pas réussi. Elles parlent d’établir l’harmonie et la stabilité, mais celles-ci doivent venir du cœur et non pas des menaces et de l’oppression. Il expliqua que les Tibétains jouissent de la bénédiction des protecteurs des trois familles, Avalokitéshvara, Manjoushri et Vajrapani. Dans une dernière remarque, il souligna l’importance pour les parents de veiller à ce que leurs enfants apprennent à parler tibétain, ce qui est crucial pour qu’ils deviennent fiers de leur culture.
Un court trajet en voiture amena Sa Sainteté à l’université de Malmö où il fut reçu et présenté par Birthe Müller. L’adjoint du vice-chancelier, le président de l’Union des étudiants et le vice-chancelier prirent brièvement la parole pour lui souhaiter la bienvenue à l’université, décrite comme une institution fondée sur les valeurs humaines et la pensée critique.
Après avoir souhaité la bienvenue au maire de Malmö et à son épouse, Birthe Müller confirma que l’IM fut fondée il y a 80 ans et qu’elle travaille actuellement dans 12 pays avec le soutien de 40 000 donateurs. Elle rappela qu’après l’arrivée de 12 garçons tibétains au Danemark en 1963, 32 filles tibétaines vinrent à l’IM en 1964. Tous retournèrent en Inde à la fin de leur formation.
« Comme vous l’avez mentionné, nos relations ont été longues et utiles, répondit Sa Sainteté, cela fait maintenant près de 60 ans que nous sommes devenus des réfugiés et les 150 000 qui sont à l’extérieur du Tibet ne constituent qu’une poignée. Néanmoins, nous avons réussi à maintenir en vie notre tradition millénaire. Nous nous engageons également dans la pensée critique. Nous analysons pourquoi le Bouddha a dit ce qu’il a dit et, si nous trouvons une contradiction, nous avons la liberté de rejeter même les paroles du Bouddha. En préservant les connaissances issues d’Inde, nous avons reçu une immense aide du gouvernement de l’Inde, en particulier de son premier ministre, le Pandit Nehru.
« Nous avons notre propre langue avec sa propre écriture et nous avons une compréhension poussée du fonctionnement de l’esprit. Nous avons également conservé des idées philosophiques similaires à celles exprimées en physique quantique, qui affirment que rien n’existe objectivement et que tout dépend de l’observateur. Cependant, j’ai découvert que la physique quantique n’a pas grand-chose à nous dire sur l’observateur, alors que nos traditions bouddhistes ont beaucoup à raconter à ce sujet.
« Récemment, je me suis engagé à raviver les anciennes connaissances indiennes, en particulier à propos de l’esprit, dans l’Inde contemporaine. Je crois que l’Inde a le potentiel de combiner ce savoir ancien, qui traite du moyen pour parvenir à la paix de l’esprit, avec l’éducation moderne. »
Sa Sainteté expliqua que, quand les valeurs humaines fondamentales ont été négligées à cause d’un système éducatif aux objectifs matérialistes, nous avons besoin d’une éthique laïque. Il souligna que de nombreux problèmes auxquels sont confrontés les êtres humains aujourd’hui sont de notre propre fait. Il observa que, pendant que le public et lui-même vivaient une paix sereine, ailleurs dans le monde, des gens se battaient et s’entretuaient au nom de la religion. Ceci étant, un milliard de personnes, parmi les sept vivant aujourd’hui, déclarent qu’elles ne s’intéressent pas à la religion. Il affirma qu’il était manifestement nécessaire de rétablir le respect des valeurs humaines fondamentales, sans référence à aucune tradition religieuse spécifique, si nous voulons créer un monde plus pacifique.
« La laïcité n’implique pas un manque de respect pour les traditions religieuses, fit remarquer Sa Sainteté. J’utilise le mot laïcité selon la conception indienne du respect impartial de toutes les traditions religieuses. Mais nous vivons à une époque où il faut un moyen pour susciter l’intérêt pour les valeurs humaines fondamentales, un moyen universellement inspirant, pour tous les êtres humains. Nous proposons d’introduire l’éthique laïque dans le système éducatif, de la maternelle à la fin des études et, en avril prochain, nous aurons des discussions décisives sur les programmes scolaires qui ont été élaborés. »
En répondant aux questions du public, Sa Sainteté confirma que le changement commence par les individus. Il exprima l’espoir que les qualités qu’il admire au sein de l’Union européenne, où l’intérêt commun passe avant les préoccupations nationales étriquées, puissent être étendues à l’Afrique dans le but de développer l’agriculture et l’éducation. Il partagea son rêve d’utiliser l’énergie solaire dans le désert du Sahara pour alimenter des usines de dessalement et produire une eau propre, à partir de la mer, qui pourrait être utilisée pour planter le désert. Il décrivit un autre rêve de démilitarisation du monde, faisant remarquer que la Suède est l’un des nombreux pays impliqués dans le commerce des armes et que les armes n’ont d’autre utilité que de tuer et mutiler.
En ce qui concerne l’intolérance, Sa Sainteté observa que des émotions négatives comme la colère obscurcissent notre capacité de bien utiliser notre intelligence. Lorsqu’on lui demanda qui définit l’éthique, il répondit qu’en général, les actions qui entraînent le malheur sont considérées comme non vertueuses et négatives, tandis que celles qui suscitent la joie sont considérées comme positives et vertueuses.
La session prit fin avec Birthe Müller qui remercia les étudiants pour leurs questions et exprima sa gratitude envers Sa Sainteté pour le temps qu’il leur a consacré.
Depuis l’université, il y eut un court trajet en voiture jusqu’à l’hôtel de ville de Malmö où Sa Sainteté donna deux courtes interviews avant le déjeuner. La première fut avec Fredrik Skavlan, l’animateur de talk-show le plus en vue de la télévision scandinave. Il demanda à Sa Sainteté de décrire ce qu’il fait après s’être réveillé tôt le matin.
« Je suis moine bouddhiste, lui dit Sa Sainteté, donc je salue d’abord le Bouddha, puis je réfléchis à l’altruisme, un intérêt illimité pour les autres, ensuite je pense au fait que rien n’existe comme il paraît, une méditation analytique. Je pense à cette personne qui s’appelle le Dalaï-Lama et je me demande où est le je. Je passe environ une heure et demie en méditation, puis je prends une douche. Comme, en tant que moine bouddhiste, je ne dîne pas, j’ai donc faim et je prends un bon petit déjeuner. Si j’ai le temps, je fais encore trois heures de méditation après ça. »
Sa Sainteté lui dit que l’éducation a été très importante pour les Tibétains en exil. Non seulement des écoles ont été créées, mais dans les institutions monastiques, l’éducation a permis de former de nouvelles générations d’érudits, y compris des moniales érudites, qui conservent le savoir ancien que les Tibétains ont reçu de l’Inde.
Sa Sainteté expliqua qu’étant jeune, sa curiosité l’a amené à démonter ses jouets pour voir comment ils fonctionnaient et à remonter un projecteur de cinéma pour le faire fonctionner. Il admit toutefois qu’il n’avait pas de téléphone portable.
Skavlan demanda s’il craignait la mort et Sa Sainteté répondit :
« La mort fait partie de la vie. Là où il y a naissance, la mort suit. Je n’en ai pas peur, parce que je crois que nous vivons une vie après l’autre, et je répète le processus de la mort tous les jours en méditation. »
La deuxième entrevue fut menée par Johanna Saldert, qui écrit pour le magazine DI-Weekend. Elle commença par demander à Sa Sainteté de lui parler de ses frères et sœurs et de lui dire qui était encore en vie. Il répondit en ajoutant qu’il considère tous les êtres humains comme ses frères et sœurs et que les différences de nationalité, de race et de foi n’ont qu’une importance secondaire. Sur cette base, il se sent proche de tout le monde, donc il ne ressent pas de solitude. Saldert lui demanda pourquoi il est si populaire, et émit l’hypothèse que c’est peut-être parce qu’il vient de la terre mystérieuse du Tibet.
Lorsqu’elle lui demanda s’il n’avait jamais eu envie de vivre une vie ordinaire, Sa Sainteté lui répondit que, bien qu’il ait été traité de façon très solennelle une fois sur le trône, il appréciait le fait que, lorsqu’il s’agissait de ses études, il était traité comme tout autre moine. Il confirma qu’il avait dit au rédacteur en chef du magazine Paris Vogue qu’il était tout à fait possible que le prochain Dalaï-Lama soit une femme, si cela permettait d’être plus efficace. Mais il avertit qu’il n’était pas encore clair que l’institution du Dalaï-Lama allait se poursuivre. Une réunion des chefs spirituels tibétains doit avoir lieu fin novembre pour discuter de cette question.
Saldert voulut savoir si Sa Sainteté pleure. Il répondit qu’il pleurait, surtout quand il pense à la grande compassion. Il lui dit que chaque jour, quand il pense à l’esprit d’éveil de la bodhicitta, il ressent une émotion qui apporte bonheur et courage.
Après une brève réunion avec le maire de Malmö, les conseillers municipaux et les membres du conseil d’administration de l’IM, ils furent invités avec Sa Sainteté à déjeuner pour célébrer le 80ème anniversaire de l’IM. À la fin, Birthe Müller offrit au maire un cadeau issu du catalogue du commerce équitable de l’IM, et une montre en métal Humanium à Sa Sainteté.
« J’ai vraiment apprécié mes deux jours ici, dit Sa Sainteté à l’assemblée, j’aime les sourires et partout où j’ai été, les gens sourient. Le public auquel j’ai parlé m’a donné une réponse positive et m’a montré qu’il appréciait mon discours. Le but principal de mes visites est de partager l’idée d’atteindre la paix de l’esprit en cultivant un cœur compatissant, bienveillant. Je suis déterminé à servir les autres autant que je le peux. S’il vous plaît, essayez de faire de même. »
Après avoir pris des photos avec divers groupes de personnes, Sa Sainteté retourna à son hôtel. Demain, il se rendra à Rotterdam, aux Pays-Bas.